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27 mars 2023

Scandales des projets REDD+ : quel avenir pour la lutte contre la déforestation ?

Les crédits carbone REDD+ d’évitement de la déforestation ont récemment été pointés du doigt dans les médias[1][2] pour leur supposée inefficience vis-à-vis de la lutte contre le changement climatique. En quoi consiste ce mécanisme ? Pourquoi éviter la déforestation et pas simplement planter des arbres ? Quelle est la place du secteur des terres dans le changement climatique ? Comment pourrait-on améliorer le système actuel ?

Le secteur des terres est au centre du jeu en matière d’atténuation des émissions…

La neutralité carbone planétaire, que l’article 4 de l’Accord de Paris fixe comme objectif à atteindre à la moitié du siècle, requiert d’équilibrer les émissions et les séquestrations d’origine humaine. Le secteur de l'utilisation des terres, du changement d'affectation des terres et de la foresterie (UTCATF), est à ce titre déterminant, en tant qu’unique secteur à pouvoir contribuer sur les deux dimensions de la neutralité, c’est-à-dire à devoir à la fois réduire ses émissions et augmenter ses absorptions. Pourtant, le secteur des terres est aujourd’hui largement émetteur net, avec un bilan évalué à +5,5 GtCO2/an pour les activités anthropiques en raison de la déforestation, soit plus de 15% des émissions humaines[3].

Figure 1 – Le secteur UTCATF est émetteur net de 5,5 GtCO2/an, malgré des absorptions de 6 GtCO2/an

Dans la plupart des trajectoires compatibles avec un réchauffement de +1,5°C, les émissions nettes de CO2 du secteur AFOLU[4] atteignent zéro vers le milieu du siècle, puis deviennent négatives (IPCC SR15). Freiner et stopper la déforestation est donc logiquement l’une des priorités dans la lutte contre le changement climatique.

…ainsi que sur d’autres facteurs écologiques déterminants

Par ailleurs, les bénéfices socio-environnementaux liés à la préservation des forêts vont largement au-delà du carbone séquestré ou relargué. Les processus biophysiques dans lesquels sont impliqués les forêts tropicales (albedo, évapotranspiration, interaction avec le vent, aérosols biologiques) ont un effet sur le climat mondial équivalent à 50% des effets liés au stockage du carbone[5]. En outre, la perte d’habitat est le premier facteur d’érosion de la biodiversité selon l’IPBES, et la conservation des écosystèmes forestiers particulièrement riches est donc cruciale à ce titre pour éviter une perte disproportionnée des aires de répartition d’espèces et des extinctions massives. Enfin, la protection des forêts joue un rôle prépondérant pour l’adaptation au changement climatique et le maintien de nombreux services écosystémiques locaux vitaux pour les populations riveraines, tel que le cycle de l’eau, le microclimat, ou encore la protection des sols. Les forêts sont par exemple particulièrement importantes en tant que « productrices » de précipitations pour les forêts elles-mêmes, ainsi que pour les écosystèmes situés en aval qui peuvent s'étendre sur des continents entiers. Par ailleurs, la température moyenne observée en forêt tropicale est en moyenne 0,96°C plus douce que sur les zones défrichées avoisinantes, avec des différences plus marquées aux périodes les plus chaudes, et des impacts considérables sur les conditions de vie locales et sur les productions agricoles[6]

L’agriculture et l’élevage, principales sources de la déforestation à l’échelle mondiale

La lutte contre la déforestation apparaît donc comme une pièce indispensable de l’effort pour limiter le rehaussement des températures en-deçà de 1.5°C. Elle fait depuis longtemps l’objet de discussions, d’accords et d’engagements par les acteurs institutionnels et le secteur privé. A ce titre, la France a publié en 2018 sa Stratégie Française contre la Déforestation Importée (SNDI) pour mettre fin à l’importation de produits forestiers ou agricoles contribuant à la déforestation à horizon 2030[7]. Par ailleurs, le dernier référentiel du Science-Based Targets Initiative dédié au secteur des terres[8] (FLAG) requiert de la part des entreprises de prendre des engagements pour parvenir au « zéro-déforestation » à l’horizon 2025. Cependant, malgré l’apparition de ces initiatives au cours des dernières années, et même si des dynamiques contrastées existent entre les pays et les continents, aucun changement de tendance clair ne s’est pour l’instant dégagé à l’échelle planétaire. Seules l’Europe, et dans une moindre mesure l’Amérique du Nord, ont été séquestratrices nettes ces dernières décennies pour le secteur UTCATF (figure 2). L’Amérique Latine, l’Afrique et l’Asie du Sud-Est observent des niveaux de déforestation très élevés stables ou en croissance depuis 30 ans. 

Figure 2 – Émissions et absorptions du secteur AFOLU par continent entre 1990 et 2020, dont UTCATF en vert turquoise.
Source : 6ème rapport du GIEC, WGIII, 2022, chap. 7 - Agriculture, Forest and Other Land-Uses : https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/downloads/report/IPCC_AR6_WGIII_Chapter07.pdf

Une analyse par télédétection des facteurs de déforestation réalisée par la FAO en 2020 a montré que la déforestation entre 2010 et 2018 a été dans près de 90% des cas causée par l’extension de l’élevage ou de l’agriculture commerciale et vivrière (figure 3). Et une étude récente a identifié que 60% de la déforestation entre 2013 et 2019 était la conséquence de l’extension de l’agriculture commerciale, dans deux tiers des cas illégale[9]. Toutefois, la conduite de politiques ou de projets capables de freiner de manière pérenne la déforestation est longue et complexe. Et si la lutte contre la déforestation nécessite une régulation des industries agro-alimentaires et des politiques publiques adaptées, répondre aux enjeux de déforestation demande de comprendre et d’apporter des solutions à des problématiques sociales et économiques locales. Agriculture vivrière et commerciale, accès à l’énergie, accès au foncier, rémunération des producteurs, gouvernance juste, sont autant de facteurs à considérer de concert pour enrayer la déforestation de manière durable et à grande échelle.

Figure 3 – Les déterminants de la déforestation par région entre 2000 et 2018 (Mha).
L’agriculture et l’élevage représentent environ 90% des causes de déforestation à l’échelle mondiale, avec des variations régionales. Parmi les régions les plus affectées, c’est l’élevage qui prédomine en Amérique du Sud tandis que l’agriculture est le facteur principal en Asie et en Afrique.
Source : FAO 2020

REDD+, un mécanisme onusien dédié à la lutte contre la déforestation

L’une des initiatives principales pour répondre aux dynamiques locales de déforestation et réduire les émissions de gaz à effet de serre associées a été la création du mécanisme REDD+ en 2005 par la CCNUCC[10]. L’objet de ce mécanisme est d’émettre et de valoriser les émissions évitées par le ralentissement ou l’arrêt de la déforestation sous la forme de crédits carbone. Ce mécanisme s’est d’abord largement développé au sein des marchés réglementaires entre États, puis dans la plupart des grands standards de « compensation volontaire » (Verra, Plan Vivo, American Carbon Registry, etc.). Les crédits REDD+ représentent ainsi 25% des crédits émis sur le marché de la compensation volontaire depuis ses origines[11], soit le deuxième plus gros volume de crédits derrière le secteur des énergies renouvelables, et 60% des crédits émis par le secteur des terres (devant les projets de gestion forestière et de reboisement[12]).  

Figure 4 – Pourcentage du volume de crédits carbone émis par type de projets.
Les projets de foresterie et usage des terres représentent 41% du volume de crédits émis historiquement. Les crédits REDD+ représentent 25% du total.
Source : Berkeley Voluntary Registry Offset Database 2022

Le principe de génération de ces crédits repose sur le calcul des émissions évitées, évaluées comme l’écart entre la situation de projet où la forêt est protégée, et une situation standard “de référence”, qui aurait eu lieu en l’absence de protection. La construction du scénario de référence est un exercice complexe qui nécessite des études de terrain afin de comprendre les dynamiques et les causes locales de déforestation. De fait, l’objectif d’un projet REDD+ est de mettre en évidence sa capacité à infléchir la déforestation à travers des actions de terrain adaptées aux problématiques socio-économiques identifiées comme responsables de cette dynamique. Ces actions peuvent recouvrir des périmètres variés, mais doivent s’ancrer dans la réalité sociale et économique locale en concertation avec les parties prenantes concernées : accès à l’énergie, changement de pratiques agricoles, activités génératrices de revenu, gouvernance, accès au foncier, etc. 

Malgré des co-bénéfices clairs, les projets REDD+ souffrent de limites intrinsèques

La construction d’un projet REDD+ s’inscrit dans une perspective territoriale de protection et d’utilisation durable des ressources naturelles. Et les méthodologies élaborées depuis plusieurs années par les standards accompagnent cette prise en compte des enjeux de territoire, de gouvernance, et de développement socio-économique : approches juridictionnelles pour coordonner secteur public, secteur privé et société civile ; actions sur la gouvernance et l’impact social ; atténuation des risques de déplacement des pressions environnementales, etc. Ainsi, les projets REDD+ bien gérés génèrent de nombreux co-bénéfices environnementaux et socio-économiques bien au-delà des simples gains carbones associés. 

De fait, la conservation des espaces forestiers permet en premier lieu le maintien des services écosystémiques associés de protection de la biodiversité, de régulation du cycle de l’eau ou de conservation des sols. De plus, la mise en place d’activités de conservation doit théoriquement générer des bénéfices directs pour les populations à travers des activités génératrices de revenus, d’éducation et de renforcement de capacités, ou de structuration juridique en faveur des communautés. Enfin, les projets REDD+ ont un rôle clef pour développer et tester des approches de conservation sur le terrain, et faire progresser les outils dont nous disposons pour promouvoir cet enjeu extrêmement complexe à l’interface de questions sociales, économiques, légales et démographiques. A l’inverse, un projet REDD+ mal géré (causes de déforestation mal identifiées, défauts de gouvernance, mauvaise répartition de la valeur, etc.) est susceptible d’augmenter les risques socio-économiques et environnementaux de la zone et de créer des conflits.

Néanmoins, malgré l’évolution des méthodologies REDD+, des limites inhérentes à ces méthodes subsistent et continueront à subsister, en premier lieu parce que l’élaboration du scénario de référence est un exercice de prédiction du futur par principe invérifiable, basé en partie sur des hypothèses subjectives. Les méthodologies se heurtent à des limites épistémologiques.

Par exemple, la construction des trajectoires demande en général d’identifier et de choisir une zone « témoin » semblable à la zone de projet en termes de dynamiques de déforestation et de facteurs de pression. Cette zone témoin sert ensuite de référence pour le suivi du projet tout en étant par définition différente de la zone de projet en raison de l’unicité et la complexité de chaque situation locale. Or, le scénario de référence est un élément déterminant du potentiel et donc de la viabilité financière d’un projet carbone, car ce potentiel est directement évalué comme la différence entre le scénario de référence et le scénario de projet. Il existe donc une grande latitude dans l’évaluation du nombre de crédits générés ; plus la trajectoire de référence est défavorable, plus le « potentiel carbone » d’un projet est important.

Figure 5 - Le potentiel carbone d'un projet dépend de la construction de la trajectoire de référence.

Cela a deux conséquences directes. La première est que les forêts relativement bien préservées sont généralement exclues du mécanisme REDD+, malgré l’intérêt de tels projets : la situation de référence traduisant une déforestation faible, le potentiel carbone serait en effet insuffisant pour être monétisé sous forme de crédits. 

La seconde est que ce mécanisme introduit structurellement un biais en faveur de l’élaboration de trajectoires de référence défavorables, étant donné qu’il est dans l’intérêt de tous les acteurs que le nombre de crédit généré soit maximal :

  • Pour les développeurs, car cela augmente la rentabilité des projets ;
  • Pour les standards, car cela augmente leur rémunération, proportionnelle au nombre de crédits ;
  • Pour les acheteurs, car cela réduit le coût à la tonne achetée.

Nul besoin de présumer d’une particulière « malveillance » de la part des acteurs : le système incite structurellement à maximiser la quantité de crédits générés, et donc à choisir des situations de référence défavorables. Le marché, en un sens, ne s’autorégule pas.

Les financements pour le secteur des terres doivent s’accélérer et évoluer rapidement

Le secteur des terres est globalement crucial pour l’atténuation du changement climatique et l’arrêt de la déforestation pourrait présenter le meilleur rapport coût-efficacité des mesures d’atténuation avec un volume d’émissions évitées de 3,6 (± 2) Gt CO2eq/an entre 2020 et 2050[13]. Il est également essentiel pour d’autres enjeux clés de la transition écologique tels que la protection de la biodiversité, l’adaptation au changement climatique ou la gestion de l’eau. Cependant, il sera toujours impossible de quantifier sans équivoque la déforestation évitée – et donc les bénéfices carbone de projets de conservation – car elles s’appuieront toujours sur des scénarios fictifs, inconnaissables par nature, qui laissent structurellement une importante latitude dans l’évaluation. Les projets REDD+ sont ainsi ambivalents : ils ont le très grand mérite de s’attaquer à un enjeu prioritaire, incontournable, et très difficile à adresser, mais butent sur un plafond de verre indépassable sur la robustesse des méthodes d’évaluation. 

Au-delà de la question spécifique de l'abandon ou du sauvetage du mécanisme REDD+, l'enjeu est de parvenir collectivement au modèle de financement de la lutte contre la déforestation le plus adapté et le plus juste possible. Comment y parvenir ? Probablement avec des méthodologies qui feront une part plus importante aux aspects hors carbone (l’impact social, la biodiversité, l’adaptation, etc), et qui, peut-être, sauront se construire sur autre-chose qu’un scénario de référence. Peut-être aussi avec des mécanismes qui sauront mieux aligner les intérêts de tous dans le sens d’une contribution effective aux objectifs de conservation, plutôt que dans le sens d’une maximisation du nombre de crédits carbone d’émissions évitées. Enfin, avec des instruments qui facilitent la retombée des financements au maximum sur le terrain, là où 40% à 60% des financements sont actuellement captés par les intermédiaires[14]. Au total, la poursuite des efforts dans la lutte contre la déforestation requiert une bonne dose de créativité pour le développement de mécanismes et de méthodologies adaptés d’une part et pour la mobilisation de financements plus importants d’autre part, afin de répondre pleinement à l’urgence.


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