article
·
25 septembre 2020
Auteurs et autrices : Stéphane Amant, Nicolas Meunier

Comment construire une aviation durable pour tou·te·s ?

Cet article a initialement été publié dans notre newsletter Décryptage Mobilité. Pour recevoir par mail les prochains articles dès leur publication, abonnez-vous dès maintenant.

Article rédigé par Nicolas Meunier (Consultant) nicolas.meunier@carbone4.com et Stéphane Amant (Senior Manager) stephane.amant@carbone4.com

Le pire n’est même pas certain. C’est probablement ce que doivent penser les acteurs de l’aviation en ce moment, déjà très durement touchés par la crise sans précédent qu’ils traversent. Crise qui empire encore avec la seconde vague de COVID19 qui fait s’effondrer à nouveau en Europe le trafic aérien qui commençait à peine à se rétablir. C’est dans ce contexte qu’il faut réfléchir aux propositions de la Convention Citoyenne du Climat visant à modérer la croissance du trafic aérien. On peut tout à fait comprendre l’envie de les écarter sans débat ni discussion, car « ce n’est pas le moment. » [1] Mais face à l’urgence climatique, quel moment sera le bon ? Peut-on se permettre d’attendre un rétablissement complet du transport aérien avant d’enclencher des mesures climatiques, alors que la France s’est engagée à atteindre la neutralité carbone dans 30 ans, et que le secteur aérien lui-même a promis de diviser ses émissions de moitié entre 2005 et 2050 ?

Pour atteindre ce dernier objectif ambitieux et être 2°C compatible, il faudra utiliser les trois leviers possibles : l’efficacité énergétique, le développement massif de carburants alternatifs … et la sobriété. Tous sont nécessaires, et même en développant de manière très agressive les leviers technologiques et opérationnels (nouveaux avions, optimisation au sol et en vol, utilisation de nouveaux vecteurs énergétiques, etc.), la modération du trafic représente en ordre de grandeur près de 50% de l’effort à fournir, selon des travaux de Carbone 4 réalisés pour des acteurs de l’industrie aéronautique.

L’aviation clame haut et fort qu’elle fait déjà suffisamment. De nombreuses actions sont enclenchées, c’est tout à fait exact. Cependant, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît et il faut tordre le cou à certaines idées reçues.

En premier lieu, parmi les arguments régulièrement cités par le secteur aérien pour démontrer son excellence environnementale, la diminution très significative de la consommation de carburant par passager, réelle (de l’ordre de -80% depuis les années 70), est très souvent revendiquée. Hélas, il y a un revers à la médaille : comme dans toute l’histoire des techniques, ces incroyables progrès ont en fait aussi largement contribué à un puissant effet rebond qui a permis de baisser le coût du voyage aérien et de démocratiser ce mode de transport. Cette hausse du trafic a fait plus que contrebalancer les gains énergétiques unitaires, entraînant une hausse ininterrompue des émissions de GES du secteur. Hors de tout jugement moral (est-ce un bien ou un mal de démocratiser le transport aérien en le rendant accessible à plus de personnes ?), il faut simplement observer que c’est bien l’impact en absolu qui a du sens quant à l’enjeu climatique, pas l’efficacité ramenée au passager.

L’autre argument régulièrement cité, la mise en place du mécanisme CORSIA de compensation d’une partie des émissions de l’aviation internationale, comporte des biais notables car cet instrument ne permet pas de réduire les émissions de l’aviation in fine, mais soit de séquestrer une partie de ses émissions (au mieux, et sans garantie de permanence), soit d’éviter à un autre acteur économique d’en émettre (et ce, de manière conventionnelle). CORSIA ne peut être envisagé que comme une mesure provisoire pour permettre aux compagnies aériennes de commencer à contribuer à la neutralité carbone globaleIl est cependant scientifiquement faux de dire que ce mécanisme annule des émissions de l’aviation [2].

Plus généralementles mesures poussées par les acteurs du secteur aéronautique sont focalisées sur l’efficacité énergétique et le développement de nouveaux vecteurs énergétiques (comme l’hydrogène, les biocarburants durables ou les électrofuels), et vont dans le bon sens. Elles ne sont toutefois pas suffisantes comme nous l’avons écrit plus haut : les propositions de la Convention Citoyenne viennent justement les compléter en essayant de traiter le volet de la sobriété. L’interdiction des développements aéroportuaires, l’interdiction des vols lorsqu’une alternative moins carbonée existe (et pour toutes les compagnies, pas que pour Air France !), ou encore l’augmentation des montants de l’écotaxe, n’ont pas pour but de tuer les vols commerciaux mais de permettre un trafic plus modéré, tout en bénéficiant des services nombreux que l’aviation rend à nos sociétés. Autrement dit, faire en sorte que l’aviation fasse sa part au bon niveau pour que nous parvenions collectivement à contenir la hausse de température moyenne en-dessous de 2°C.

L’interdiction des développements aéroportuaires traduit bien l’idée de ne pas supprimer mais de limiter le trafic aérien. Cette tendance est d’ailleurs déjà à l’œuvre en Europe, avec le refus des développements de Heathrow à Londres ou de Schwechat à Vienne. Cette mesure répond aussi au besoin de limiter l’artificialisation des terres, alors que la France vient de s’engager sur un objectif « 0 artificialisation nette ». L’interdiction des vols qui peuvent être remplacés par une alternative réaliste et moins carbonée va aussi dans ce sens-là : remplacer autant que possible l’avion par le train et le bus lorsque cela est possible, afin de préserver le budget carbone de l’aérien pour des cas où l’avion est l’unique option de transport viable. Il est vrai qu’il y a un risque important qu’une partie des passagers initialement en correspondance à Lyon ou Paris bascule sur un autre hub à l’étranger (Londres, Amsterdam, Francfort…), annulant alors le bénéfice climatique. Ce problème peut être partiellement résolu en développant les plateformes multimodales avec le train et le bus dans les aéroports, comme c’est le cas à Francfort ou Amsterdam.

Abordons pour terminer le sujet de l’équité pour l’accès au voyage aérien, très clivant, car moins bien compris sans doute. Le Ministre des Transports Jean-Baptiste Djebbari s’oppose ainsi au durcissement de l’écotaxe, en particulier au motif qu’elle restreindrait les vols aux plus riches [1]. C’est un point essentiel du débat, car une transition bas-carbone juste ne peut s’envisager via le renforcement des inégalités ou la restriction de certains services à une élite. En ce qui concerne le trafic aérien, l’analyse des données montre que d’un côté, indéniablement, l’accès au voyage aérien s’est beaucoup démocratisé au cours des 20 dernières années : en 2015 par exemple, 60% des Français déclaraient avoir déjà pris l’avion [3], chiffre à rapprocher des 25% ayant effectivement pris l’avion en 2013-14 [4] ; idem aux USA, avec 50% des Américains déclarant avoir pris l’avion en 2016 [5]. 

En revanche, la répartition des voyages entre voyageurs est extrêmement hétérogène et révèle une polarisation de plus en plus forte entre voyageurs occasionnels et voyageurs intensifs : plusieurs travaux (enquêtes, études sociologiques) [3, 4, 5, 6], montrent que 10% à 15% des voyageurs seulement effectuent 50 à 70% des voyages : il s’agit des personnes « hyper-mobiles », en grande majorité dans le dernier décile de revenus de la population. Leur participation aux émissions globales du secteur aérien est considérablement plus élevée que les autres usagers de l’aviation (comme par exemple une famille européenne prenant l’avion une fois tous les deux ans pour partir en vacances). Constatant cela, il semble pertinent de proposer une fiscalité sur l’aérien qui tienne compte de cette fréquence des voyages en avion, par personne. Ainsi, dans un rapport de 2019 commandé à l’Imperial College par le Committee on Climate Change (l’équivalent du Haut Conseil pour le Climat au Royaume-Uni) [7], figure l’idée de mettre en place une Frequent Flyer Levy sous la forme d’une contribution financière qui augmente en fonction du nombre de voyages effectués, afin de permettre à ceux et celles prenant l’avion de manière occasionnelle de ne pas être pénalisés.

L’intérêt d’une telle approche est ainsi de rétablir plus d’équité sociale à travers la fiscalité, et pas l’inverse. Sans interdire de prendre l’avion, elle mettrait ainsi essentiellement à contribution les « hyper-mobiles » (qui coïncident avec les plus hauts revenus en très grande partie, des ajustements devant être trouvés pour une minorité de cas particuliers), et permettrait à l’immense majorité des voyageurs de continuer à prendre l’avion occasionnellement, sans accentuer la pression environnementale globale de l’aviation. A noter que 80% des membres de la Convention Citoyenne du Climat britannique – qui se déroule en ce moment – y sont favorables. [8]

Concilier court et long-terme L’aviation rend des services innombrables à la société et il est important de lui construire ensemble un avenir durable. Seulement, la technologie ne pourra pas tout si la maîtrise de la croissance du trafic n’est pas traitée également. Le transport aérien traverse un trou d’air monumental, c’est indiscutable. Il est impératif d’en tenir compte à travers les mesures environnementales à implémenter. Ne perdons cependant pas de vue les objectifs climatiques à plus long terme : les propositions de la Convention Citoyenne du Climat ne doivent pas être jetées sans autre forme de procès. Elles peuvent être adaptées pour prendre en compte à la fois l’impact économique du COVID-19 à court terme, et l’impérieuse nécessité de ne pas repartir « comme avant ».

Article rédigé par Nicolas Meunier (Consultant) et Stéphane Amant (Senior Manager) nicolas.meunier@carbone4.com stephane.amant@carbone4.com
 

[1] Les Échos [2] United Nations Environment Programme [3] BVA [4] Demoli et Subtil [5] Airlines for America [6] The Guardian [7] Imperial College (pour le Committee on Climate Change) [8] Climate Assembly - UK

 


Mobilité
aviation