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22 juillet 2019
Auteurs et autrices : Stéphane Amant

La compagnie aérienne JetBlue compensera intégralement les émissions de ses vols en juin : que faut-il en penser ?

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Par Stéphane Amant – Senior Manager 

Depuis de nombreuses années, les compagnies aériennes (une partie d’entre elles pour être exact) proposent à leurs clients de compenser les émissions de leurs voyages, s’ils le souhaitent. La prochaine entrée en vigueur du mécanisme onusien CORSIA (au 1erjanvier 2021, sur une base volontaire, puis sous un régime d’obligation à partir de 2027) marquera à ce sujet un tournant historique puisque les compagnies opérant des vols internationaux devront compenser à partir de cette date l’intégralité des émissions de CO2 supérieures au seuil atteint en 2020. L’OACI (Organisation de l’Aviation Civile Internationale), à l’origine de cet instrument économique, a monté à cet effet un comité consultatif technique (TAB) pour décider de l’égibilité des crédits carbone issus des différents programmes de compensation sur les marchés volontaires du carbone [1]. De l’exigence des critères retenus par le TAB dépendra la qualité des crédits éligibles au dispositif, et in fine, du bien-fondé de CORSIA quant à l’objectif principal qui est de « neutraliser » la croissance des émissions du secteur aérien. Les premières recommandations en matière d’éligibilité devraient être connues au tout début de 2020 [2]. 

Dans ce contexte, certaines compagnies aériennes prennent les devantset nouent des partenariats (directement avec des porteurs de projets, via des ONG ou des retailers, voire avec des brokers pour les moins scrupuleuses d’entre-elles) afin de se familiariser avec cet univers des marchés volontaires du carbone. C’est sans doute aussi l’occasion pour elles de redorer leur image alors que l’aviation dans son ensemble est placée depuis plusieurs mois sous le feu des critiques, alimenté par la perception que l'industrie « n'en fait pas assez ». Un cas particulier a retenu l’attention ces derniers jours : il s’agit de la compagnie américaine JetBlue qui a déclaré avoir l’intention de compenser les émissions de carbone de tous les clients voyageant sur ses lignes tout au long du mois de juin [3]. On parlerait dans ce cas d’environ 700 000 tonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions des habitants de Marseillependant un mois. Pour ce faire, JetBlue achète des crédits issus d’un projet situé au Brésil (Envira Amazonia Tropical Rainforest Conservation Project) dont l’objet est de protéger une certaine superficie de forêt amazonienne contre la déforestation. 

C’est donc un projet de type REDD (pour « Reducing emissions from deforestation and forest degradation » ) qui consiste non pas à séquestrer du carbone de manière additionnelle au stock préexistant, mais d’éviter des émissions de carbone dues à une hypothétique déforestation, en l’absence de projet. La nuance est de taille ! En effet, dans le cas d’un projet de séquestration stricto sensu (par exemple de plantation d’arbres ou de capture et séquestration de CO2 dans l’air par un dispositif technique), l’équivalent des émissions émises par les aéronefs sont normalement absorbées et stockées dans les écosystèmes ou le sous-sol (ce qui est une vue simplifiée car se posent des questions de permanence du stockage et de vitesse d’absorption). On peut alors parler de « neutralisation » des émissions : 1 unité émise (par l’avion) – 1 unité séquestrée (par le projet) = 0 émission au total. Dans le cas d’un projet REDD comme pour JetBlue, ce dont on est en à peu près certain … c’est qu’il ne se passe rien au niveau des émissions ! Les avions volent et émettent du CO2 d’une part, le projet REDD s’assure que la forêt n’est pas coupée et que la situation globale des émissions n’empire pas, d’autre part. Impossible dans ce cas de parler de « neutralisation » des émissions : 1 unité émise (par l’avion) – 0 émission séquestrée (par le projet) = 1 unité d’émission dans l’atmosphère.En d’autres termes, la compagnie JetBlue s’assure juste par son financement de projet au Brésil que la situation est moins pire pour le climat que sans projet. En effet, sans ce projet, on peut admettre qu’il y aurait eu de la déforestation : 1 unité émise (par l’avion) + 1 unité émise (par déforestation) = 2 unités d’émission dans l’atmosphère … 

Pour le système terrestre, nous avons besoin de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre tout en augmentant les puits qui séquestrent le carbone : les projets REDD ne sont d’aucune utilité pour cela. C’est pour cette raison qu’un groupe de législateurs européens multipartites s’est exprimé récemment pour que la Californie rejette l'utilisation de crédits REDD [4] pour la protection des forêts tropicales dans le cadre de son marché interne du carbone, car elle ne garantirait pas la réduction des émissions … Avec l’exemple de JetBlue, on met donc le doigt sur le débat très technique certes, mais ô combien essentiel, de la nature des crédits carbone qui seront éligibles dans le cadre de CORSIA(et plus largement pour tout instrument de « compensation » crédible). Si les crédits issus de projets de type REDD sont jugés éligibles alors la crédibilité de ce dispositif sera largement entamée. De même si tous les crédits issus du Clean Development Mechanism (CDM) le sont : encore plus de 800 millions sont disponibles, ce qui suffirait sur le papier pour alimenter CORSIA pendant de nombreuses années. Et nombre d’entre eux ne présentent pas de garantie suffisante d’intégrité climatique, à la hauteur de l’enjeu. En conclusion, à l’aune de cet exemple, il devient urgent de remettre à plat toute la nomenclature des crédits carbone au niveau international : il va falloir désormais distinguer réductions réelles d’émissions, émissions physiquement séquestrées (dans des puits de carbone) et émissions évitées (ni on ne réduit, ni on ne séquestre, on fait juste moins pire : crédits en lien avec des projets d’énergie renouvelable ou REDD par exemple). 

Article rédigé par Stéphane Amant – Senior Manager 

Sources: [1] ICAO [2] Carbon Pulse [3] AP News [4] Carbon Pulse


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