article
·
31 janvier 2024

Les entreprises reportent-elles des émissions de GES fiables ?

Dans le cadre de sa thèse à l'ESCP encadrée par Aurélien Acquier sur les outils et méthodologies développés et utilisés par les consultant·es carbone, Camille Habé appuyé d'Hélène Chauviré et Melodie Pitre vous propose, dans une série d’articles, un état des lieux de ce que dit la recherche au sujet de la comptabilité carbone. 

Introduction

En parallèle des réflexions sur les motivations des entreprises à mesurer et reporter leurs émissions de gaz à effet de serre (GES)[1], une partie des chercheur·euses se sont penché·es sur la qualité des données reportées. En effet, le principe même d’un système de reporting carbone nécessite que les données soient suffisamment compréhensibles par les parties prenantes pour que celles-ci s’en emparent : que ce soit pour favoriser une entreprise vis-à-vis d’une autre ou pour surveiller et réguler  (Kolk, Levy, et Pinkse 2008). 

Or, cette question est difficile à traiter à partir du moment où les estimations publiées par les entreprises ne sont pas opposables par un système de mesure direct mais reposent sur des modélisations. 

La question de la comparabilité des émissions reportées

Sous le terme de qualité des données, on retrouve alors le plus souvent la question de la comparabilité, entendue comme la capacité de distinguer la performance climat d’une entreprise par rapport à une autre, à partir des données publiées. En effet, cette comparabilité est perçue comme essentielle pour encourager et/ou permettre la sélection des entreprises plus vertueuses que d’autres. 

Or, il apparaît clairement que les études qui se sont penchées sur le sujet arrivent à la conclusion selon laquelle, à l’heure actuelle, les émissions de GES publiées ne sont pas comparables entre entreprises  (Kolk, Levy, et Pinkse 2008; Talbot et Boiral 2018), ne le sont également pas pour une seule entreprise sur différentes années de reporting (Comyns et Figge 2015; Talbot et Boiral 2018) ou entre les reporting réalisés par une seule entreprise via des canaux différents (Depoers, Jeanjean, et Jérôme 2016; Wegener, Labelle, et Jerman 2019). 

Les chercheur·euses pointent tout particulièrement des éléments méthodologiques qui expliquent cette absence de comparabilité : 

  • Les périmètres considérés peuvent varier considérablement (Depoers, Jeanjean, et Jérôme 2016; Kolk, Levy, et Pinkse 2008; Wegener, Labelle, et Jerman 2019). En effet, certaines entreprises ne publient que leurs émissions directes et indirectes liées à l’énergie (appelées scope 1 et 2). D’autres variations de périmètres peuvent être plus subtiles et difficiles à détecter : ainsi le GHG Protocol considère certains postes comme facultatifs, comme les déplacements de visiteurs et clients. Deux entreprises suivant le même standard peuvent donc faire varier leur périmètre.
  • Les niveaux de qualité des données fournies peuvent être très disparates (Wegener, Labelle, et Jerman 2019). Par exemple, pour un type de produit acheté, une entreprise peut être capable de fournir : les montants dépensés ou les unités achetées. Dans le premier cas, avec les variations de prix possibles pour un même produit ou encore des phénomènes tels que l’inflation, l’estimation des émissions qui en découle sera moins précise que si l’entreprise est capable de fournir les quantités réelles achetés.
  • Les facteurs d’émissions[2] utilisés peuvent provenir de sources différentes, qui ne sont pas toujours cohérentes entre elles (Harangozo et Szigeti 2017; Kolk, Levy, et Pinkse 2008; Wegener, Labelle, et Jerman 2019)
  • Enfin, des choix méthodologiques spécifiques sont nécessaires à tout exercice de comptabilité carbone. Il en existe en particulier deux :  celui de considérer les émissions liées aux achats d’énergie en location-based ou market-based[3] et celui de considérer le périmètre de son entité selon un contrôle opérationnel ou financier[4] (Haslam et al. 2014; Kolk, Levy, et Pinkse 2008).

En France, il est intéressant de préciser que l’ADEME et l’Association pour la transition bas carbone partagent l’opinion selon laquelle les données GES publiées ne sont pas comparables d’une organisation à l’autre et considèrent que cela ne devrait pas être un objectif en soi : « La comparaison de Bilan Carbone® n’a pas vraiment de sens car il y a trop d’hypothèses de calcul et des choix faits qui font que toutes les activités d’un même secteur ne se ressembleront pas dans leurs impacts carbone. […]. La comparaison a un sens d’année en année sur des périmètres similaires pour la même entreprise. Finalement, ce n’est pas forcément souhaitable de se comparer aux autres car l’objectif commun est d’être celui qui réduira de 80% ses émissions d’ici à 2050. » (Association pour la transition bas carbone, 2023). 

La question de la transparence des choix méthodologiques

A défaut de pouvoir comparer les données GES publiées par les entreprises telles quelles, une grande transparence dans les choix méthodologiques pourrait pallier ce problème. Toutefois beaucoup d’entreprises ne précisent pas toujours les méthodologies qu’elles ont suivi (Comyns et Figge 2015; Talbot et Boiral 2018), ne précisent pas toujours les postes qui ont été exclus du périmètre (Depoers, Jeanjean, et Jérôme 2016; Kolk, Levy, et Pinkse 2008; Talbot et Boiral 2018), et parfois ne précisent pas si les émissions reportées concernent uniquement le CO2 ou tous les GES (Kolk, Levy, et Pinkse 2008). Le manque de transparence est tel que Talbot et Boiral vont jusqu’à suggérer qu’il pourrait s’agir d’omission stratégique ou de manipulation des données de la part des entreprises (2018). 

L’évolution de la qualité des données avec le temps

Enfin, il serait possible de considérer que ces difficultés à harmoniser les pratiques et à être transparent sur les choix méthodologiques proviennent du caractère récent de la comptabilité carbone – les premiers référentiels méthodologiques datant de la fin des années 90/début des années 2000. Pour autant, les dernières études qui se sont penchées sur le sujet sont moins optimistes : il y apparaît que, durant la décennie précédente, la qualité des données publiées par une même entreprise ne s’améliorait pas systématiquement (Comyns et Figge 2015; Talbot et Boiral 2018) et que pour un tiers des entreprises étudiées par Tablot et Boiral, les données publiées ont mêmes été de moins en moins transparentes avec le temps (2018). 

Conclusion

Faut-il, dans ce cadre, considérer que les reportings ne sont pas et ne seront jamais suffisamment harmonisés et/ou transparents pour réellement se prononcer sur la performance climat d’une entreprise vis-à-vis d’une autre ?  Il semble clair que pour le moment, les investisseurs ou ONG ont du mal à s’approprier les données GES publiées (Kolk, Levy, et Pinkse 2008; Talbot et Boiral 2018). 

Toutefois, les chercheur·euses ne sont pas unanimes quant aux perspectives d’évolutions de la comptabilité carbone sur ce sujet. Certains considèrent que mesurer de manière suffisamment harmonisée et précise pour ensuite comparer à d’autres entreprises est possible et qu’il faut pour cela améliorer les méthodologies. D’autres estiment que la complexité de l’exercice d’estimer les émissions – du fait de la nature dispersée des activités des entreprises, de la complexité de leurs chaînes de valeur, etc. – rend le souhait de pouvoir, in fine, les comparer entre elles, irréaliste. Enfin, d’autres estiment que dans tous les cas, le contrôle des organisations sur le processus de reporting fait que les données ne seront jamais fiables sans une règlementation extrêmement stricte (Boiral et al. 2022). 

Mot de Carbone 4

La comptabilité carbone a continuellement évolué durant la réalisation de ces études scientifiques, il n’est donc pas étonnant que les chercheur·euses observent une grande variabilité dans les périmètres, les méthodes et les résultats. Par exemple, les méthodes et guides existants tels que le GHG Protocol se sont enrichis, des bases de données de facteurs d’émissions se sont structurées et le SBTi s’impose en tant que référentiel avec des exigences de transparence et de rigueur très élevées. Ces éléments peuvent aider à améliorer la qualité des données publiées. On observe par exemple que, selon la Task Force on Climate Disclosure (TCFD)[5], en 2022, 58 % des entreprises ont publié des informations conformes à au moins cinq de ses onze recommandations, contre seulement 18 % en 2020[6]. Il pourrait alors être intéressant de refaire ces comparatifs à l’aune de ces évolutions. 

La question de la comparabilité des entreprises sur leur performance carbone reste cependant un moteur puissant d’émulation, comme nous le constatons avec les entreprises que nous accompagnons. Nous restons toujours très prudents sur ces comparaisons d’empreinte GES, car, à moins d’avoir deux organisations parfaitement identiques, nous en percevons très vite les limites. Les approches par ratio (par exemple Empreinte GES / unité vendue, ou encore par € de Chiffre d’affaires) montrent les mêmes limites de comparabilité. Pour aider les acteurs financiers pour lesquels ces comparaisons sont en revanche essentielles dans leurs choix d’investissements, notre entité sœur Carbon4 Finance propose plutôt des indicateurs agrégés qui analysent de manière plus large la stratégie climat passée, présente et future des entreprises d’un même secteur sur une méthodologie commune[7].

Au-delà de la question de la comparabilité, l’expérience au sein de Carbone 4 permet d’identifier un élément indispensable à l’amélioration de la qualité des données publiées : une meilleure remontée des données d’activité au sein des entreprises. Cela demande des transformations conséquentes, pour qu’il existe des processus de remontée et de centralisation des informations ainsi que des interactions avec les parties prenantes (volumes d’achats et de vente en flux physique, nombre de visiteurs, origines géographiques des clients…). Il s’agit, notamment pour les DSI, d’un défi de taille, car peu d’entre elles déclarent être organisées et/ou consultées à ce sujet et la volumétrie de données à collecter est importante[8]

A cela s’ajoute l’impératif, pour les parties prenantes externes, d’être formées à la lecture et à la compréhension de ces données reportées. Certains choix méthodologiques paraissent inévitables, et il est nécessaire que les équipes qui se basent sur ces données soient à même de les reconnaître et de comprendre leurs implications. Il s’agit d’une des motivations à la création de la Carbone 4 Académie, et nous espérons que cela participera à élever les exigences de rigueur dans ce domaine. 

Enfin, il semble important de rappeler que la comptabilité carbone n’a pas uniquement pour but de publier des données qui puissent être utilisées par les parties prenantes externes, mais doit, en premier lieu, servir à piloter ses réductions d’émissions.  En ce sens, la comparaison des performances d’une entreprise d’une année sur l’autre, en expliquant bien, comme certaines savent le faire avec beaucoup de pédagogie et de transparence, les évolutions de périmètre et de méthodes de leur comptabilité carbone, permettent de mettre en avant une réduction effective des émissions. Les nouvelles exigences règlementaires telles que celles de la CSRD vont encourager un panel plus large d’entreprises à se saisir de la comptabilité et de la réduction de leurs impacts environnementaux[9][10].


Empreintes carbones et reporting