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12 février 2024

Réponse publique de Carbone 4 à la consultation de la GFANZ sur les stratégies de financement de la transition et la mesure de l'impact sur les émissions

En septembre dernier, la GFANZ (The Glasgow Financial Alliance for Net Zero) a publié sa proposition visant à définir un cadre normatif pour la décarbonation du secteur financier[1].

La proposition de la GFANZ identifie 4 actions de décarbonation pour les acteurs financiers : 

  1. Développer et mettre à l'échelle des solutions climatiques ;
  2. Financer des actifs ou des entreprises déjà alignés sur une trajectoire de 1,5°C ;
  3. Financer des actifs ou des entreprises qui s'engagent à réduire leurs émissions conformément à la trajectoire 1,5°C ;
  4. Investir dans des actifs physiques à forte intensité de carbone pour contribuer à leur suppression (managed phase-out strategy).

Elle se structure en deux parties, la première portant sur la définition de chacune de ces actions, la seconde sur la mesure de la performance d'une entreprise/d'un actif au regard d'un type d'action donné. 

Ce document vise à préciser la position de Carbone 4 quant à la proposition de la GFANZ afin de proposer des améliorations de ses méthodes et de ses définitions. Le document proposé par la GFANZ a des intentions louables et soulève des questions intéressantes : la mobilisation des flux financiers est en effet indispensable pour parvenir à une décarbonation planétaire compatible avec l’objectif 1,5°C. L’intérêt spécifique porté aux actifs décarbonants et à la sortie des actifs carbonés, mises en avant dans le rapport de la GFANZ, nous semble à cet égard aller dans la bonne direction. Cependant, nous ne pensons pas que les options méthodologiques proposées par la GFANZ permettront d’atteindre l’objectif visé.

Six points en particulier ont retenu notre attention :

  1. Le concept problématique d’Expected Emissions Reductions (EER), qui consiste à comparer un scénario business as usual avec la trajectoire de réduction d'émissions sur laquelle l'entreprise s'est engagée ;
  2. l'utilisation potentiellement abusive du concept d'émissions évitées, en particulier lorsqu'il est utilisé à d'autres fins que l'estimation des réductions d'émissions provoquées chez les clients des fournisseurs de solutions décarbonantes ;
  3. l'insuffisance des garanties associées à la mise en œuvre effective des engagements de décarbonation ;
  4. l'absence de critères garantissant l'additionnalité financière des investissements ;
  5. la distinction insatisfaisante entre les fournisseurs de solutions et les facilitateurs, présentée comme une réponse à un éventuel double comptage des émissions évitées, mais difficile à réaliser dans la pratique ;
  6. l’absence de questionnement quant à la finalité des produits vendus par les entreprises et à leur compatibilité avec des besoins sociétaux raisonnables dans une économie neutre en carbone.

 

Nous pensons que la notion d’Expected Emissions Reductions (EER) est à la fois inutile et potentiellement risquée.

La méthode envisagée par la GFANZ pour quantifier la valeur environnementale d'un projet est largement basée sur la notion d'Expected Emissions Reductions (EER), qui récompense les institutions financières pour le volume attendu d'émissions qui seraient « évitées » grâce à leurs investissements et aux actions mises en œuvre par leur clients. L'estimation des réductions d'émissions attendues, telle qu'elle est est décrite dans le document destiné aux entreprises alignées et en voie d'alignement, consiste à comparer une trajectoire d'émissions business as usual (BAU)  qu’aurait suivie l’entreprise en l’absence de plan de décarbonation avec la trajectoire d'émissions résultant des engagements pris par les entreprises. Carbone 4, comme d'autres acteurs ayant déjà communiqué leur position[2] , estime que cette méthode proposée par la GFANZ doit être très profondément révisée, voire abandonnée, afin de maximiser les chances du secteur financier d’atteindre son objectif global de décarbonation.  

Le concept d’EER, lorsqu'il compare les émissions réelles à un BAU au niveau de l'entreprise (méthode utilisée pour les entreprises alignées et en voie d'alignement), est en effet potentiellement risqué dans le sens où :

  • Il nécessite une comparaison avec un scénario de statu quo au niveau de l'entreprise, qui ne peut être que déclaratif, et qui est intrinsèquement invérifiable. Cette trajectoire business as usual peut du reste même décrire une augmentation des émissions (et pas seulement un niveau constant). Il est théoriquement possible pour une entreprise d'exagérer les émissions du scénario de référence afin de maximiser ses EER de manière abusive, sans que cela puisse être détecté par un tiers extérieur.
  • La méthode fournit une incitation structurelle à favoriser les acteurs les plus intensifs en carbone, puisque sur le papier, ils sont aussi ceux qui ont comptablement le plus grand potentiel de décarbonation, même s’il n’existe aucune garantie que les engagements de décarbonation puissent être tenus. Le GFANZ reconnaît ce risque en admettant que « l'EER devrait être révisé à la baisse en conséquence » (p. 32). Or, cette dérive potentielle étant constatée ex-post, une fois les fonds investis dans l’entreprise, ces révisions n’auraient pas ou peu d'impact.
  • Le concept d’EER entraîne une confusion entre les « émissions réelles comparées à une trajectoire business as usual au niveau de l'entreprise » et les « émissions évitées par les produits et services ». Si ce dernier type d'émissions évitées est utile, puisqu'il permet de quantifier dans quelle mesure une solution contribue à la décarbonation de la société (ce qui n'est pas pris en compte dans les calculs d’empreinte carbone de l'entreprise), le premier est redondant avec la notion d'empreinte carbone de l'entreprise.

Ces risques sont en effet d'autant plus infondés que l'utilisation des EER apparaît inutile, étant donné qu'elle recoupe l'indicateur de l'empreinte carbone (émissions induites). En effet, la mesure de l'écart entre les émissions d'une entreprise et sa trajectoire de décarbonation offre déjà une bonne information sur son alignement 1,5°C. Comparer les émissions d'une entreprise à un scénario business as usual hypothétique n'apporterait pas d'informations supplémentaires à celles fournies par une trajectoire de réduction des émissions orientée vers l’impératif de décarbonation. La comparaison de la décarbonation effective avec une trajectoire de référence alignée sur 1,5°C, davantage reconnue et moins sujette à discussion qu'une trajectoire business as usual construite ad hoc, semble offrir une meilleure garantie, tout en évitant d'orienter les investissements vers les entreprises les plus intensives en carbone. Cette option présente également l'avantage d'être plus facile à coordonner avec les cadres existants (le SBTi notamment).

Si la proposition fondée sur les EER peut sembler séduisante à première vue, le diable se cache souvent dans les détails : sans offrir de garanties suffisantes, le nouveau concept d’EER pourrait offrir une échappatoire aux entreprises les moins alignées sur l'impératif de décarbonation.

 

L'utilisation du concept d’émissions évitées peut être utile, à condition qu'elles ne concernent que les produits et services vendus, et que leur calcul soit encadré par une méthodologie robuste.  

Nos réserves quant à l'utilisation des EER ne signifient pas pour autant que le concept d’émissions évitées nous semble inutile.

La comparaison avec un scénario de référence contrefactuel a bien du sens pour estimer l’impact positif des produits et services vendus par l’entreprise sur la société. Il s’agit d’une démarche distincte de celle consistant à comparer la trajectoire d’émissions d’une entreprise à une trajectoire business as usual.

La notion d’émissions évitées par les produits et services permet aux entreprises de mesurer l’impact positif sur la société de ces solutions, chose qui n’est pas mesurée par le calcul de l’empreinte carbone de l’entreprise. À cet égard, nous estimons, comme le suggère le document de la GFANZ, que l’utilisation de cet indicateur est judicieuse pour valoriser les actions et les entreprises qui développent des solutions bas-carbone (stratégie 1) et pour l’élimination progressive des actifs physiques très émetteurs (stratégie 4). 

Toutefois, le concept d'émissions évitées, tel que développé dans le document de la GFANZ pour ces deux stratégies, semble souffrir d'une ambiguïté dans la mesure où il laisse entendre que le calcul pourrait consister à comparer une solution à l’une des options alternatives disponibles, que l’on pourrait choisir de manière arbitraire. Or, un scénario de référence approprié doit plutôt refléter la situation contrefactuelle la plus probable, c'est-à-dire « ce qui se serait passé » en l'absence de la solution.

Un tel raisonnement pourrait ainsi conduire à calculer les émissions évitées d’une centrale électrique au gaz en la comparant au pire scénario alternatif possible (par exemple, une centrale à charbon) de manière à maximiser la quantité d’émissions évitées calculées. Or, une évaluation rigoureuse des émissions évitées devrait plutôt chercher à représenter ce qu’il se serait passé en l’absence du déploiement de la solution bas carbone (en considérant par exemple le mix de centrales électriques construites récemment). La simple comparaison entre des produits arbitraires cache également la possibilité d'un effet rebond. 

Pour éviter toute estimation fantaisiste, le scénario de référence doit s'appuyer sur un cadre clair, tel que la Guidance on Avoided emissions développée conjointement par Carbone 4 et le WBCSD[3].

 

Les garanties associées à la mise en œuvre effective du plan de décarbonation doivent être renforcées.

Afin d'asseoir la crédibilité des trajectoires de réduction d'émissions sur lesquelles les entreprises s'engagent, la GFANZ demande aux acteurs de documenter leurs actions de décarbonation, ou de justifier la pertinence de leurs projets. Cette exigence nous semble essentielle, mais la gouvernance des projets/entreprises n'est pas abordée comme un des critères clés du plan d'action, alors qu'elle est un facteur décisif dans la réussite des projets.

 

Le caractère additionnel des financements n'est pas clair.

Les développements méthodologiques proposés dans le document visent à garantir l'existence d'une additionnalité environnementale. Ils cherchent ainsi à répondre à la question suivante : si j’investis dans ce projet/cet actif/cette entreprise, mon financement permet-il effectivement de réduire les émissions, et si oui, de combien ? (il est additionnel du point de vue environnemental, au sens où il présente un intérêt par rapport à la situation dans laquelle le projet n’est pas développé). Cependant, ils n'offrent aucune garantie sur l’additionnalité financière, qui cherche à savoir si cet investissement dans l’entreprise (et les conditions exigées pour cet investissement) a réellement déclenché une action supplémentaire de la part de l’entreprise. Ladditionnalité financière ne porte pas sur l’intérêt environnemental du projet, mais sur l’intérêt du financement : il s’agit cette fois de se demander si les actions de décarbonation mises en œuvre l’ont été grâce au financement en question, ou si elles auraient été mises en place de toute façon.

 

La GFANZ présuppose qu'un acteur financier peut être considéré « net zero aligned » grâce à ses investissements. Les acteurs financiers n'ont toutefois pas pour simple mission d'allouer du capital sur des acteurs vertueux ; ils doivent également jouer un rôle actif dans la transformation des entreprises, en utilisant ces investissements comme des leviers pour influencer leurs choix stratégiques (par exemple via des résolutions en assemblée générale, en conditionnant les montants investis, la liquidité et le prix de leurs interventions à l'atteinte de critères environnementaux, etc.). Il n'est pas évident que le fait d’investir dans une entreprise contribue nécessairement à modifier sa stratégie : si par exemple ces titres sont achetés sur le marché secondaire, cet achat est transparent du point de vue de l’entreprise. Si les acteurs financiers souhaitent prétendre contribuer significativement à l’objectif de neutralité carbone planétaire, leur mode d’action doit donc être plus ambitieux qu’une simple allocation de capital.

 

La distinction entre fournisseurs de solutions et facilitateurs ne fonctionne pas toujours dans la pratique.

L'une des distinctions clés proposées par la GFANZ, censée éviter le double comptage des émissions évitées, repose sur la distinction entre les fournisseurs de solutions et les facilitateurs. La GFANZ définit ces deux concepts comme suit : 

  • les solutions sont des produits ou des activités qui « contribuent directement à l’élimination, à la suppression ou à la réduction » des gaz à effet de serre,
  • les facilitateurs sont « des actifs qui contribuent indirectement, mais de manière essentielle, à la réduction des émissions en facilitant le déploiement et la mise à l’échelle des solutions » (p. 15).

Pour étayer cette distinction, la GFANZ cite l'exemple d'un fabricant de batteries qui facilite le déploiement de véhicules électriques, assimilé ici à un pourvoyeur de solution décarbonante. Bien que conceptuellement séduisante, cette distinction se heurte à d'importantes difficultés pratiques : le fabricant de batteries est un facilitateur par rapport au constructeur automobile, mais il est aussi un fournisseur de solutions par rapport à la société minière. Il n'est donc pas certain que l'option présentée ici permette d'éviter le double comptage. 

Sur ce point, nous suggérons d'allouer les émissions évitées de la même manière que pour l'empreinte carbone (ex : allocation avec la valeur ajoutée). Nous recommandons également d'introduire un seuil d'une certaine part des revenus ou de CAPEX associé aux activités vertes (par exemple 50%) pour identifier les « fournisseurs de solutions ».

 

Le concept d’EER se concentre exclusivement sur la décarbonation, ce qui n'aborde pas la question de la compatibilité des modèles économiques des entreprises avec les besoins sociétaux raisonnables dans une économie parvenue à la neutralité carbone.

La transition environnementale appelle des transformations profondes : certaines activités devront croître considérablement (produits liés à la rénovation thermique, aux mobilités douces comme le vélo), tandis que d’autres devront disparaître : l’électrification progressive du parc automobile et l’effort de sobriété appellent par exemple une réorganisation complète des activités liées à l’entretien et à la réparation des véhicules (disparition à long-terme des pièces automobiles liées aux moteurs thermiques) ; de même la décarbonation des émissions liées aux emballages n’exige sans doute pas seulement de baisser à la marge l’intensité carbone des matériaux déjà utilisés, ou de remplacer certains matériaux par d’autres, mais de considérer d’autres modes de conditionnement (vrac, consigne, etc.). En d’autres termes, la décarbonation de l’économie ne peut consister à maintenir les structures et les produits actuels en réduisant incrémentalement leur intensité carbone. L’ampleur des transformations nécessaires impose par conséquent, pour évaluer l’opportunité d’un investissement, de s’interroger sur la finalité des actifs et des produits financés.

 

Cette question doit être posée de deux manières complémentaires :

  • L’utilité pour la décarbonation, c’est-à-dire la contribution de l’entreprise à la réduction des émissions globales. Cet aspect est abordé notamment à travers le concept d’émissions évitées par les produits et services.
  • La compatibilité avec un horizon à faible teneur en carbone, c’est-à-dire la capacité de l’entreprise à être résiliente dans un monde ayant effectué sa transformation bas carbone.

 

Cependant, alors que les notions d’EER et d’émissions évitées, toutes deux présentes dans le rapport, se veulent une réponse à la question de l’utilité pour la décarbonation, la proposition de la GFANZ néglige le second aspect du problème soulevé ici : elle ne considère pas explicitement la question de la compatibilité d’un produit ou d’un actif avec un horizon bas-carbone (le remplacement d’une centrale à fioul par une centrale à gaz baisse l’intensité carbone associée à la production d’énergie, toutes choses égales par ailleurs, ce qui ne signifie pas pour autant que la décision de construire une centrale à gaz soit adaptée dans un monde décarboné, notamment si une alternative moins émettrice avait pu être envisagée à la place). Pire encore, en encourageant le financement des actifs ayant le plus fort potentiel de décarbonation, elle risque d’aboutir à l’inverse de l’effet recherché sur ce point, en orientant les flux vers les actifs les moins résilients (voir 1.). Des indicateurs existent cependant, bien qu’imparfaitement, pour tenter d’approcher cette question : le Score de Compatibilité avec les Accords de Paris (SCAP) développé par Carbone 4, ou d’autres formes de taxonomie, sont des outils utiles à cet égard.

 

Conclusion

Un cadre clair doit être défini pour orienter les flux financiers vers des actifs bas carbone et permettre aux acteurs du secteur financier de prendre des décisions appropriées face au défi de la transition environnementale, tout en évitant l’écoblanchiment. Cette première proposition de la GFANZ a ainsi le mérite de soulever des questions majeures, et de les placer au centre de la discussion. 
Elle permet également de souligner la diversité des leviers de contributions, en distinguant plusieurs modalités d’action (financement d’entreprises en cours d’alignement, de solutions décarbonantes, abandon des actifs carbonés). 

Cependant, Carbone 4 estime qu'en l'état, les propositions qui figurent dans cette version de la consultation de la GFANZ ne permettent pas l’atteinte de ces objectifs. Le concept d’Expected Emissions Reductions, en particulier, va à l'encontre de leur objectif initial de « favoriser la transparence et la responsabilité des engagements net zero » (p. 7 de la consultation).  Sur ce point, Carbone 4 appelle à s’en tenir à la mesure de l'écart entre les émissions d'une entreprise et sa trajectoire de décarbonation, telle qu’appliquée par exemple dans le cadre de la SBTi, et qui donne déjà de bonnes informations sur son alignement. Bien qu’imparfaite, cette option nous semble éviter les principaux écueils relevés ici concernant les EER.

Carbone 4 appelle la GFANZ à prendre en compte les inquiétudes formulées par différents acteurs de l’écosystème afin d'améliorer sa proposition initiale.


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