article
·
8 mars 2022
Auteurs et autrices : César Dugast

Décret sur la neutralité carbone des produits : demandez votre baril de pétrole neutre !

Vers une institutionnalisation du greenwashing ?

Le décret d’application de la loi relative à l’encadrement des allégations de “neutralité carbone” des produits était soumis à consultation publique jusqu’au 10 février. Carbone 4 expose ici sa position sur ce texte à l’ambition largement insuffisante.

À l’été 2021, par un revirement de situation spectaculaire, le projet de loi relatif à l’encadrement des allégations de “neutralité carbone” des produits et services s’était mué, dans les derniers jours de son passage en commission mixte paritaire de la loi Climat, en une véritable machine à éco-blanchiment décomplexé. 

L’esprit initial de la loi, rappelons-le, était d’interdire les allégations abusives de “neutralité carbone” des produits et services, conformément à l’avis de l’ADEME sur la question. Le texte de loi finalement adopté en juillet 2021 proposait toujours d’interdire ces allégations, mais y ajoutait une exception d’apparence anodine : si l’entreprise était capable des preuves relatives à la mesure, à la réduction et à la compensation des émissions dudit produit, alors elle gagnait le droit, et de manière inattaquable, de communiquer sur sa “neutralité”. Ce simple ajout suffisait à inverser totalement l’intention initiale de la loi, car les critères en question étaient en réalité très simples à respecter. De texte d’interdiction de ces allégations de neutralité, la loi risquait alors de devenir un texte promulguant indirectement leur autorisation, tant il était facile de respecter les critères pour échapper à l’interdiction.

Le seul espoir était que le décret d’application de la loi fixe des niveaux d’exigences suffisamment ambitieux pour les critères en question, afin de créer les bons garde-fous. Passons en revue le contenu du décret sur chacun d’eux, et voyons en quoi il ne permet en rien de rétablir l’esprit initial de la loi.

La mesure des émissions du produit

Le décret préconise de mesurer les émissions du produit suivant la norme ISO 14067. Ce jargon technique signifie simplement que les émissions seront bien comptées, et qu’aucun pan important de la vie du produit ne sera passé sous silence. Rien à signaler ici.

La réduction des émissions du produit

Le décret indique ensuite que l’entreprise doit produire “une annexe établissant la trajectoire visée de réduction des émissions de GES associées au produit ou au service (...) avec des objectifs de progrès annuels quantifiés, couvrant au moins les dix années suivant la publication du rapport au titre de cette section”.

Il est choquant de voir que la formulation n’exige aucun niveau d’ambition pour cette “trajectoire de réduction”. En l’état, un produit prévoyant de réduire ses émissions de 0,5% par an respecte pleinement le critère du décret, bien que l’ordre de grandeur pour respecter l’Accord de Paris se situe plutôt entre 5% et 7% par an. La certification de la trajectoire par un tiers externe comme étant compatible 1,5°C semble donc un prérequis indispensable. Pour accroître l’ambition, on pourrait également exiger que l’entreprise elle-même se soit engagée sur une trajectoire de réduction.

Nous proposons donc les ajouts suivants :

  • Ajouter : "La trajectoire de réduction fixée doit être reconnue par un tiers externe comme étant compatible avec l'objectif de température visé par l’Accord de Paris." 
  • Ajouter : "Pour communiquer sur la neutralité de ses produits, l’annonceur doit lui-même avoir une trajectoire de réduction d’émissions au niveau Groupe, compatible avec l’objectif de température de l'Accord de Paris, certifiée par un tiers externe." 

Du reste, on s’étonnera de la notion de réduction des émissions d’un produit ou d’un service. Une entreprise, qui est une entité persistant dans le temps et capable de transformation et d’évolution, peut effectivement réduire ou augmenter son empreinte au cours du temps. Mais pour un produit, ce n’est pas la même chose : dès lors qu’un objet est fabriqué, il n’est capable d’aucune évolution. Dès lors qu’il est vendu, il est… vendu. Ses émissions en phase d’usage échappant au contrôle de l’entreprise, il est impossible de planifier leur baisse au cours du temps. Quel sens donner alors à une “réduction des émissions d’un produit” ? Il s’agit là d’une contradiction intrinsèque de la notion de “neutralité carbone” à l’échelle des produits.

Plus loin, on trouve la phrase suivante : “Il est prévu par ailleurs d’interdire le maintien de l’allégation de neutralité s’il est constaté que les émissions associées au produit ou service avant compensation ont augmenté entre deux années successives.”

Compte tenu de ce qui précède, l’interdiction du maintien devrait plutôt advenir dès lors que les émissions du produit n’ont pas connu une baisse suffisante d’une année à l’autre. Rappelons qu’il faudra obtenir davantage qu’une stagnation des émissions mondiales pour respecter l’Accord de Paris. La faiblesse de l’exigence, là encore, est choquante.

On propose donc : 

  • Modifier : "L’annonceur devra retirer l’affirmation mentionnée à l’article D. 229-105 s’il apparaît que les émissions unitaires associées au produit ou service avant compensation n’ont pas respecté la trajectoire de réduction fixée en Annexe 2 entre deux années successives."

La compensation des émissions du produit

Troisième et dernier volet du décret, la compensation fait l’objet de plusieurs exigences. L’entreprise doit produire “une annexe détaillant les modalités de compensation des émissions résiduelles, qui précise notamment la nature et la description des projets de compensation. Cette annexe peut également présenter de façon volontaire des informations sur leur coût (total, et par tonne d’équivalent CO2). Cette annexe démontre que le volume des émissions évitées ou réduites via cette compensation correspond aux émissions résiduelles de l’ensemble des produits ou services vendus et concernés par la publicité. Cette annexe précise également les modalités mises en œuvre par l’annonceur afin de s’assurer qu’elle ne procède pas à un double-comptage de la compensation permise par ces projets. En particulier, elle présente les modalités du retrait des réductions d’émissions du marché lorsqu’il est fait recours à des crédits de compensation. Enfin, cette annexe détaille les efforts mis en œuvre pour assurer la meilleure cohérence possible entre les zones géographiques dans lesquelles les projets sont réalisés et où ont lieu les émissions.

Commençons par proposer quelques modifications au texte pour accroître son ambition :

  • Modifier : "Cette annexe doit également présenter des informations sur leur coût (total, et par tonne d’équivalent CO2)"
  • Ajouter : "Cette annexe doit également spécifier si le crédit est un crédit d’évitement, de réduction ou de séquestration carbone."
  • Ajouter : "Cette annexe doit également indiquer le pays hôte des projets carbone que soutient l’annonceur, ainsi que le standard de labellisation du crédit, s’il existe."

Par ailleurs, soulignons que la rigueur apparente d’une telle liste de critères au niveau des projets ne devrait jamais faire oublier que l’idée même de “compensation” des émissions à fins d’annulation est absurde. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une entreprise montre patte blanche sur l’intégrité des crédits carbone achetés que lesdits crédits peuvent être utilisés à n’importe quelle fin du côté de l’acheteur. C’est hélas ce qu’il se passe ici : à condition d’acheter des crédits suffisamment chers, tout produit, aussi incompatible soit-il avec la transition, peut en théorie devenir “neutre”.

Au total, le décret mis en consultation échoue à redonner au texte de loi son ambition initiale. Pour bien se représenter ses insuffisances, montrons que ses critères rendent possible l’existence d’incongruités telles que du gaz neutre, des exploitations de sables bitumineux neutres, ou encore des barils de pétrole neutre. En effet, pour ce dernier exemple, il suffirait :

  • de calculer les émissions d’un baril de pétrole, de la production à l’usage ;
  • de s’engager à un plan de réduction des émissions, d’ambition arbitrairement petite (et sans même avoir à le respecter) ;
  • de se contenter de faire stagner les émissions des barils au cours du temps ;
  • de compenser le tout.

Ainsi, ce texte de loi censé initialement encadrer les allégations de neutralité carbone réalise l’exploit de rendre possible l’émergence d’un monde à +4°C peuplé de produits et services “neutres”. L’histoire nous éclairera peut-être sur les raisons de l'élaboration d’un texte aussi contre-productif : au mieux, l’incompétence ; au pire, un aveuglement à la Don't Look Up pour garantir le maintien d’un certain business as usual ; une persistance entêtée dans des  concepts périmés depuis la promulgation de l’Accord de Paris ; une certaine soumission au court-termisme de marché et à l’assouvissement d’une soi-disant “demande” du consommateur en aval pour ce type de produits. En somme, une volonté de retarder au maximum l’heure des vrais choix en matière de lutte contre le changement climatique.


Neutralité
Net Zero Initiative