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15 mars 2022
Auteurs et autrices : Clément Mallet

Mobilités : ne plus négliger les leviers de la sobriété

Entretien avec Aurélien Bigo

La guerre en Ukraine force l’Union européenne à réfléchir à un "nouveau modèle de croissance européen" dont l’une des priorités est la réduction de sa dépendance énergétique à la Russie. Pour cela, certaines pistes font l’objet de discussions, comme solliciter davantage les autres pays exportateurs d’hydrocarbures, diversifier les types d'énergie, augmenter les stocks de gaz pour l'hiver prochain ou encore améliorer l'efficacité énergétique. 

Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu’un des leviers les plus efficaces pour réduire cette dépendance consiste à gagner en sobriété, en consommant moins. Comment cela se traduit-il dans le secteur des transports ? Expert de ce sujet, Aurélien Bigo répond à nos questions.

Aurélien Bigo en bref :

Aurélien Bigo est chercheur sur la transition énergétique dans les transports. Il a soutenu en 2020 une thèse sur Les transports face au défi de la transition énergétique [1]. Il a ensuite contribué aux scénarios Transition(s) 2050 de l’ADEME [2] sur le volet transports. Aurélien est aujourd’hui chercheur associé à la chaire Énergie et Prospérité. 

Q - Quelle définition donner à la sobriété ?

R - Il existe plusieurs manières d’approcher la sobriété. L’idée clé est de réduire les consommations d’énergie et pressions environnementales via des changements dans les comportements, les pratiques, les modes de vie, l’organisation collective et non via le seul progrès technologique.

Une des manières de regarder la sobriété dans les transports est de la rattacher à l’ « équation de Kaya appliquée aux transports »[3].

Représentation schématique de l’équation de Kaya appliquée aux transports

 

La sobriété s’applique bien aux quatre premiers leviers :

  • La modération de la demande, par exemple en réduisant les distances via une organisation du territoire favorisant la proximité, autour d’agglomérations plus petites, ou bien via la diminution des vacances lointaines à l’étranger ;
  • Le report modal vers des modes moins intenses en énergie et moins carbonés tels que les modes actifs, le ferroviaire ou le fluvial ;
  • L’augmentation du taux de remplissage des véhicules, avec par exemple un fort potentiel sur les voitures via le covoiturage ;
  • L’efficacité énergétique dont font partie la réduction de la vitesse de circulation ou encore la réduction de la masse des véhicules.

Le dernier levier, celui de l’intensité carbone du vecteur énergétique, reste plutôt du ressort de la technologie.

Une autre approche possible est de regarder la sobriété par le prisme des typologies d’action :

  • Sobriété dimensionnelle,par exemple en réduisant la masse des véhicules, à l’inverse de la tendance récente de prise de poids des voitures ;
  • Sobriété d’usage,telle que la réduction de la vitesse ou de l’autonomie ;
  • Sobriété collaborative,avec entre autres l’autopartage ou le covoiturage ;
  • Sobriété organisationnelle,comme l’aménagement du territoire qui structure les comportements de mobilité, les distances et les modes de transport.

En quelque sorte on pourrait aussi définir la sobriété par opposition à l’ébriété qui pousse à aller toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus lourd.

Enfin l’opposition technologie-sobriété est parfois à nuancer, les deux étant liées dans la pratique. Une nouvelle technologie telle que la voiture électrique ne prendra pas la même forme selon qu’on la destine à un usage plus ou moins sobre (taille de la batterie, etc.).

 

Q - Est-ce que la sobriété implique nécessairement une forme de sacrifice ?

R - La notion de sobriété reste souvent associée à celle de sacrifice, mais cela n’est pas nécessairement vrai. Pour certains leviers, les co-bénéfices de la sobriété sont tels que le choix de la sobriété correspond à une amélioration nette de la qualité de vie, même sans prendre en compte les bénéfices pour le climat. L’exemple typique est celui du remplacement partiel de la voiture par le vélo qui permet des co-bénéfices individuels ou collectifs : activité physique bénéfique pour la santé, baisse des coûts de transport, meilleure qualité de l’air, réduction des nuisances sonores, sobriété en ressources et en espace, résilience, etc. Aussi, en faisant le choix de la sobriété, de nombreuses personnes peuvent résoudre une dissonance cognitive qu’ils ressentent entre leur conscience de l’urgence climatique et leurs modes de vie. C’est en soi source de bien-être, tandis que la non-sobriété serait source de mal-être et de frustration.

Toutefois pour être massifiée à l’échelle collective, la sobriété nécessite des mesures qui au moins pour certains seront perçues comme des sacrifices : par exemple limiter drastiquement le recours à l’avion. Pour assurer l’appropriation de la sobriété, il est crucial que ces mesures de transition soient co-construites et justes socialement.

 

Q – Sobriété vs technologie, a-t-on vraiment le choix ?

R - Dans un contexte où nous avons accumulé un grand retard par rapport aux objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone [4], on ne peut pas faire l’économie de la sobriété. Les tendances de ces dernières années montrent que les gains technologiques ont été compensés par la non-sobriété des comportements, menant à la stabilité des émissions sur la décennie 2010, loin des fortes baisses nécessaires.

Il faut noter que tous les scénarios qui sont compatibles avec la neutralité carbone font des paris forts, sur la technologie (par exemple : pari de déploiement des nouvelles motorisations) et/ou sur la sobriété (par exemple : changements majeurs des comportements des citoyens pour réduire les distances parcourues). Dans un tel contexte d’incertitude, il serait irresponsable de parier uniquement sur l’une ou l’autre de ces dimensions.         
Le levier de la technologie, pris isolément, peut aussi conduire à un effet rebond important s’il n’est pas combiné avec une logique de modération des besoins énergétiques. Par ailleurs, le levier de la sobriété a historiquement été bien moins encouragé par les pouvoirs publics que celui de la technologie, les marges de manœuvre sont donc encore très importantes, et les effets peuvent être rapides !

En deux mots, comme l’ont récemment rappelé France Stratégie et le CGEDD dans une publication de février 2022 : « pas de neutralité sans sobriété » [5].

 

Q – Êtes-vous optimiste sur le fait que la sobriété va se développer dans le bon sens dans les années à venir ?

R - La situation est contrastée en fonction des leviers, mais dans l’ensemble on observe une vraie tendance de fond dans les opinions pour plus de sobriété, qu’on peut illustrer par exemple avec les changements sociétaux sur la perception de l’aérien.

L’ADEME réalise depuis plusieurs années des enquêtes suivies sur les perceptions des Français concernant certains leviers. La tendance globale est vers une plus grande acceptabilité de la sobriété [6]. Toutefois on observe des différences marquées : certains leviers sont vus comme plus positifs (développer le vélo, les transports en commun, la réduction de la vitesse en ville, le rééquilibrage de l’espace public urbain, etc.) mais d’autres restent moins acceptés dans l’opinion publique, notamment lorsqu’il s’agit de contraindre certaines activités (péages urbains ou taxe carbone, vitesse sur les autoroutes, etc.). Les conditions de mise en œuvre et la répartition juste de l’effort sont aussi un point clé qui ressort de ces études. L’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat a montré que des citoyens informés sont prêts à aller très loin sur la sobriété.    
La question est donc de savoir si ces aspirations se traduiront en mesures politiques et en actes, et surtout si cela se fera au bon rythme ?


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