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10 novembre 2023
Auteurs et autrices : Florian Zito, Thibault Belin,

L’avenir de la voiture européenne : pourquoi les carburants de synthèse ne sont-ils pas la solution ?

En cohérence avec l’ambition de réduire de 55% les émissions du continent d’ici à 2030, la Commission européenne a présenté en juillet 2021 la déclinaison de ses objectifs et mesures pour les véhicules légers[1]. Parmi eux figure l’obligation pour les constructeurs de réduire les émissions de CO2 par kilomètre des véhicules neufs de 100% en 2035, disposition qui a fait grand bruit car elle revient de facto à interdire la vente de véhicules thermiques neufs. Malgré un accord trouvé fin 2022 entre le Conseil (institution représentant les Etats) et le Parlement (institution représentant les citoyens européens) sur cette cible, les instances européennes ont finalement fait machine arrière en mars dernier lors du vote final : sous la pression de l’Allemagne notamment, l’Union Européenne est revenue sur cette interdiction, introduisant une exception pour les « e-carburants neutres en carbone ». Quelles conséquences ce revirement implique-t-il pour les Européens, et cette exemption est-elle fondée ?

Contexte

Le transport par voitures et vans représente environ 15% des émissions totales de l’Union Européenne[2]. En France, les émissions nationales liées au secteur du transport routier recensées dans l’inventaire SECTEN sont en légère augmentation par rapport à 1990 (116 MtCO2e en 1990 contre 127 en 2019), alors même que la Stratégie Nationale Bas Carbone vise “une décarbonation complète à horizon 2050”[3]. L’interdiction des véhicules thermiques neufs, couplée à une stratégie de sobriété, constitue donc un enjeu majeur tant du point de vue de l’impératif de décarbonation que de la compétitivité des industries européennes, confrontées au défi de l’électrification et à l’émergence de nouveaux acteurs positionnés de longue date sur le marché de l’électrique (Tesla, le plus connu, Byd en Chine). Malgré ce constat, de nombreuses voix, dont celle de l’Allemagne, se sont élevées contre la mesure, craignant un affaiblissement d’une industrie automobile qui représente 12% de la main d’œuvre du pays et 4,7% de son PIB[4]. Un compromis a finalement pu être trouvé fin mars, sur la base d’une exemption des véhicules alimentés par des carburants synthétiques dits « e-fuels » qui seraient « neutres en carbone ». 

Les « e-fuels », une alternative crédible aux carburants classiques pour décarboner ?

Les électrocarburants dits “e-fuels” ou “carburants synthétiques” sont des carburants liquides ou gazeux de nouvelle génération. Ils sont synthétisés à partir de sources d'énergie renouvelables telles que le solaire, l'éolien ou l'hydroélectricité pour la production d’hydrogène (via un procédé d’électrolyse de l’eau) et de dioxyde de carbone (ou d’azote dans le cas de l’e-ammoniac). Le CO2 utilisé durant le processus peut être soit capté de manière diffuse dans l’atmosphère (technologies dites de DACCS) soit capturé directement des effluents de certains sites industriels fortement émetteurs (technologies dites de CCU/CCS).

Schéma simplifié de synthèse des “e-fuels”

Ce procédé chimique permettant la création de carburant synthétique ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 1920, deux chimistes allemands, Franz Fischer et Hans Tropsch, réussissent à liquéfier un gaz synthétique produit à partir du charbon, dont les sous-sols du pays regorgent. Il aura fallu attendre la seconde guerre mondiale pour constater un développement à grande échelle de cette technologie notamment pour satisfaire les besoins de l’armée allemande en carburant.

La complexité de ce procédé de synthèse chimique et de raffinage rend ces carburants extrêmement onéreux, raison principale pour laquelle leur développement n’a été que très limité dès la fin de la guerre au profit du carburant issu de pétrole.

Plus récemment, ces électrocarburants ont émergé comme une solution prometteuse pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le secteur des transports pour deux principales raisons. D’une part, ils peuvent être utilisés dans les moteurs à combustion actuels sans nécessiter de modifications importantes. D’autre part, les électrocarburants se caractérisent par une empreinte carbone réduite sur tout leur cycle de fabrication d’au moins 70% par rapport aux carburants pétroliers[5]. Ces carburants de synthèse constituent donc une solution efficace pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre du transport.

Néanmoins, ce type de carburant souffre d’un défaut majeur remettant en cause sa pertinence pour décarboner les véhicules automobiles : son faible rendement énergétique face au véhicule à batterie électrique (principale alternative de décarbonation pour les voitures). Là où le second utilise directement l’électricité, le moteur alimenté par de l’e-fuel implique une conversion énergétique supplémentaire : la synthèse dudit carburant. A cela s’ajoute le fait qu’une fois l’énergie chargée dans la voiture (soit par une batterie électrique, soit par le stockage de l’e-fuel), le moteur électrique étant bien plus efficace thermiquement, l’énergie restituée à la voiture pour avancer sera plus importante que pour son équivalent thermique.

Il en résulte donc qu’avec la même quantité d’électricité décarbonée disponible, le véhicule à batterie peut parcourir 3 à 5 fois plus de kilomètres[6] que son équivalent thermique utilisant de l’e-fuel. Le choix d’utiliser ou non les e-fuels procède donc avant tout d’une priorisation de l’usage d’énergie décarbonée disponible.

Distance que l’on peut parcourir avec sa voiture électrique ou thermique e-fuels avec la même quantité d’énergie disponible*
*Consommation véhicule électrique de 16 kWh/100km avec taux de rendement “final” de 77% (étude T&E précédemment citée) / Rendement moyen pour le véhicule thermique efuel environ 4 fois moins performant

Si l’automobile peut utiliser des batteries électriques, ce ne sera pas le cas pour d’autres secteurs de la mobilité. Le transport lourd et de longue distance (terrestre, maritime, aérien) pourra difficilement se décarboner par l’électrification ou l’hydrogène. Ces e-fuels apparaissent alors comme une solution transitoire intéressante, en complément d’une stratégie de décarbonation plus globale. Preuve de l’intérêt croissant pour ce type de carburant, le secteur de l’aéronautique a très récemment renforcé la part de son utilisation dans sa feuille de route de décarbonation dans l’Union Européenne et ce, dès 2030[7].

Des carburants « neutres »  en carbone ?

Outre les considérations de rendement, une seconde réserve peut être émise sur le caractère “neutre” de ces carburants. L’argument avancé pour revenir sur l’interdiction des véhicules thermiques neufs se fonde sur la supposée « neutralité » carbone de ces carburants de synthèse : le moteur thermique alimenté par un e-fuel serait « neutre », dans la mesure où le CO2 émis lors de sa combustion aurait au préalable été prélevé dans l’air ou en sortie d’usine, et où l’hydrogène nécessaire à sa production aurait été généré à partir d’électricité décarbonée. A ce titre, la législation européenne se devrait de n’opérer aucune distinction entre un véhicule thermique roulant au carburant de synthèse et un véhicule électrique : les deux solutions étant tenues pour équivalentes (car « neutres »), la législation européenne devrait s’abstenir de privilégier l’une ou l’autre, et laisser le marché retenir l’option technologique la plus viable. Le raisonnement, en apparence séduisant, ne résiste toutefois pas à l’analyse. 

1 - Il est premièrement très critiquable de tenir pour neutres, et donc équivalents les deux types de motorisation, au motif que le CO2 utilisé pour produire les e-fuels a au préalable été capté au sein d’un site industriel ou dans l’air. L’interdiction de produire des véhicules thermiques alimentés par les carburants classiques n’étant pas ici l’objet du débat entre les autorités politiques, l’opportunité de l’exemption accordée aux e-fuels suppose de comparer 1) la situation dans laquelle les véhicules thermiques sont interdits et seuls les véhicules électriques neufs sont autorisés avec 2) la situation dans laquelle les véhicules thermiques sont interdits et les véhicules e-fuels comme électriques sont autorisés. Or, l’équivalence entre véhicule électrique et e-fuel, même du seul point de vue des émissions de combustion, ne vaut que si l’on suppose que le dispositif de capture (DACCS ou CCU) a été déployé pour la production de l’e-fuel. Considérons le cas le plus favorable aux e-fuels, c’est-à-dire celui pour lequel le carburant est synthétisé à partir de CO2 tiré de l’atmosphère (le dispositif commence donc par générer une « émission négative » : du CO2 est retiré de l’atmosphère). Le schéma ci-dessus représente les flux d’émissions de combustion d’une usine et d’un véhicule dans plusieurs configurations (avec ou sans dispositif de capture ; électrique, thermique, ou e-fuel).

La situation avec e-fuel (situation B) est équivalente à celle avec véhicule électrique seulement si elle se trouve comparée à la situation C, où aucun dispositif de capture du carbone n’a été développé. Si l’on admet que le dispositif de capture aurait quoi qu’il arrive été installé pour séquestrer du carbone, le véhicule électrique demeure préférable, et le carburant de synthèse n’est pas plus avantageux qu’un carburant classique. Or, privilégier la comparaison de la situation B à C, plutôt qu’à C’, n’a de sens qu’à considérer l’installation du dispositif de capture comme conditionnée à la production d’e-fuel. Cette hypothèse n’est pas dénuée de sens mais doit être explicitée puis justifiée par les tenants d’une dérogation en faveur des e-fuels.   

2 - Mais surtout, il serait hautement contestable de s’en tenir aux seules émissions de combustion, ce que ne manquent généralement pas de relever les pourfendeurs du véhicule électrique lorsqu’ils mettent en avant les émissions générées par la fabrication de batteries[8] : or, nous l’avons montré, l’efficacité énergétique du véhicule thermique, qu’il soit alimenté par un carburant classique ou e-fuel, est bien inférieure à celle d’un véhicule électrique, ce qui revient à dire qu’à distance égale, davantage d’énergie doit être mobilisée par le premier. La production de cette énergie occasionnant des émissions, il est faux de tenir pour équivalentes les émissions générées par les deux types de véhicules : le véhicule thermique alimenté par un carburant e-fuel n’est pas neutre, pas plus que celui roulant à l’électricité du reste, mais le second est bel et bien plus vertueux du point de vue climatique, une fois considérées l’ensemble des émissions générées au cours de la vie des véhicules. 

3 - Plus fondamentalement, le raisonnement admet implicitement que des produits puissent être « neutres » et que ce seul critère suffise à identifier les plus adaptés à la transition bas carbone. L’attribut de « neutralité » présuppose en effet la possibilité de tenir pour nulles (ou à tout le moins d’annuler) les émissions d’un processus – ici, la prétendue « neutralité » est supposée résider dans l’opération de capture antérieure à la combustion par le véhicule, et à l’origine renouvelable de l’électricité utilisée pour produire l’hydrogène – ce qui occulte une partie de ses impacts climatiques. Mais surtout, elle invite par son caractère binaire (un produit est neutre ou il ne l’est pas), à une compréhension excessivement réductrice des enjeux : s’il existe des produits neutres, c’est que le choix entre ces derniers peut être tenu pour équivalent du point de vue du climat, et donc que le politique n’a pas à trancher. Or, nous le comprenons aisément ici, la question ne se pose jamais aussi simplement : le problème ne consiste pas à déterminer si un produit est neutre ou non, mais à confronter, face à une difficulté donnée (en l’espèce, la décarbonation du transport de passagers), le mérite et les limites associées à plusieurs solutions : flécher la production d’hydrogène décarboné vers le transport de passagers, au travers de la production d’e-fuels par exemple, c’est en même temps en priver d’autres secteurs, comme la sidérurgie, qui ne disposent pourtant pas des mêmes alternatives. 

Ce dernier constat appelle une réflexion plus large sur le rôle du législateur européen : dans un contexte de ressources toujours plus contraintes, celui-ci ne peut se borner à identifier, parmi les alternatives existantes, des produits « neutres » que le libre marché aurait ensuite à trier. La pression exacerbée sur les ressources et l’exigence de cohérence dans l’action exigent que le politique, sur ce sujet comme sur d’autres, assume pleinement son rôle de stratège afin de permettre un usage raisonné des ressources en vue du bien commun.


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