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octobre 2021

Importations de gaz naturel : tous les crus ne se valent pas

Auteurs et autrices : Alexandre Joly, Justine Mossé
Contributeurs & contributrices : Fanny Deschamps

Introduction

La France a consommé 479 [1] TWh[2] de gaz naturel en 2019, l’immense majorité ayant été importée[3]. Ces 479 TWh sont à l’origine d’environ 20%[4] des émissions territoriales françaises, ce qui ne prend pas en compte les émissions associées à l’extraction et au transport du gaz naturel jusqu’à nos frontières[5]. Cette publication se concentre sur ces émissions (dites “amont”), qui ont lieu en amont de la chaîne de valeur, avant l’entrée du gaz naturel sur le territoire français et qui sont intégrées dans l’empreinte carbone[6] de la France.

Contrairement aux émissions de combustion, qui ne varient que très peu selon la composition chimique du gaz naturel, les émissions amont sont plus ou moins importantes selon le lieu d’extraction, le mode de transport ou encore la distance parcourue. Le fait de documenter ces différences peut permettre aux pays importateurs, et à la France en particulier, de modifier leur structure d’approvisionnement afin de réduire les émissions importées et, in fine, leur empreinte carbone. 

La Programmation Pluriannuelle de l'Énergie (la feuille de route de la France en matière de politique énergétique) souligne à ce titre : “L’impact environnemental associé à la consommation de gaz naturel ne se limite pas à la combustion. Il convient de prendre également en compte sa production et son transport jusqu’en France.” Dans sa Stratégie européenne de réduction des émissions de méthane, parue en octobre 2020, la Commission européenne affiche quant à elle l’ambition d’inclure ses approvisionnements en énergies fossiles dans son plan de réduction des émissions de méthane.

Les émissions de gaz à effet de serre se moquent bien des frontières. Il est urgent de penser à l’impact carbone amont de nos consommations énergétiques fossiles, au-delà des questions de sécurité d’approvisionnement et d’équilibres géopolitiques. Dans une perspective de neutralité carbone territoriale, la réduction programmée de nos consommations d’énergie fossile, et de gaz naturel en particulier, rend cette prise en compte d’autant plus atteignable.

1 - L’amont du gaz naturel, de quoi parle-t-on ? 

D’après les données de l’ADEME[7], ~14% de l’empreinte carbone du gaz naturel importé par l’Europe provient des étapes “amont” de la chaîne logistique, c’est-à-dire avant sa combustion. Ces étapes ont en grande partie lieu avant l’arrivée du gaz naturel dans son pays de consommation. 

  • Elles correspondent à toutes les consommations d’énergie qui ont permis au gaz naturel d’être extrait, épuré, transporté jusqu’à son lieu de consommation final.
  • Elles correspondent aussi aux rejets de méthane sur la chaîne logistique, que ces rejets soient intentionnels ou non dans le cas des fuites. Le méthane est un gaz à effet de serre avec un pouvoir de réchauffement 30 fois plus élevé que le CO2[8]. Il est le principal composant du gaz naturel.

Les émissions “amont” du gaz naturel sont plus ou moins importantes selon le lieu d’extraction, le mode de transport, la distance de transport. 

Du point de vue du pays consommateur, la provenance géographique du gaz naturel est le déterminant clé de l’empreinte carbone amont du gaz naturel consommé. En effet, dépendent de cette origine géographique : le mix énergétique et en particulier électrique du pays producteur, la qualité des infrastructures permettant l’extraction, le stockage et le transport du gaz, la distance jusqu’au lieu de consommation, le mode de transport du gaz. 

Pour la suite, nous distinguons 3 déterminants de l’empreinte carbone amont du gaz sur la chaîne gazière, classés par ordre chronologique :

Schématisation des deux chaînes gazières amont : gaz naturel transporté par gazoducs internationaux et gaz naturel liquéfié (GNL), et déterminants de l’empreinte carbone amont du gaz naturel

1. Le déterminant “lieu de production”

  • La qualité des infrastructures et des procédés dépendent du lieu d’extraction : des infrastructures moins bien entretenues, des procédés moins rigoureux sont synonymes de rejets de méthane accrus. Les pouvoirs publics ont ici un rôle clé à jouer, en légiférant pour obliger un seuil maximal de rejet avec des contrôles fréquents ou en mettant en place des programmes de diffusion de bonnes pratiques. (Voir encart “Un mot sur la Stratégie méthane de l’Union Européenne” ci-dessous)

Observations par satellite des sources importantes[9] de méthane issues de l’industrie du pétrole et du gaz, notamment en phase extractive
Source : Kayrros à partir de données Copernicus, présenté dans le World Energy Outlook 2020 Agence Internationale de l’Énergie
 

  • Le mix énergétique et en particulier le contenu carbone de l’électricité, dépendent du lieu d’extraction. L’électricité est utilisée à chaque maillon de la chaîne logistique, et en particulier lors des étapes d’extraction, purification et liquéfaction (pour le gaz naturel liquéfié). L’intensité carbone de l’électricité est extrêmement variable selon les pays producteurs, d’une dizaine de grammes de CO2 par kWh pour la Norvège à plus de 650 pour le Qatar (soit une différence d’un facteur 30).
  • Le gisement et le mode extractif :
    • L’extraction du gaz est plus ou moins énergivore selon l’emplacement du gisement, plus ou moins profond, plus ou moins isolé géographiquement, onshore ou offshore, etc. ;
    • Le mode extractif joue aussi un rôle sur les émissions de méthane. Le gaz de schiste[10] extrait par fracturation hydraulique est un exemple emblématique. Contrairement à un réservoir “classique”, le gaz est réparti de manière diffuse dans des roches peu perméables. L’extraction de ce gaz nécessite alors un apport supplémentaire d’énergie afin de fracturer la roche. Au-delà de la dimension énergétique, les rejets de méthane sont également supérieurs durant ce type d’opération, par rapport à une configuration conventionnelle :
      • Une étude chinoise parue dans la revue Nature Communications en 2020[11] souligne que l’extraction de gaz de schiste en Chine serait près de 4 fois plus émissive que celle du gaz conventionnel, avec 50 à 70% des émissions liées aux fuites de méthane.
      • À partir de 2012, le Fonds de Défense de l’Environnement[12] a coordonné une vaste campagne de recherche sur 5 ans, qui a notamment montré que les taux de rejet de méthane en phase d’extraction étaient plus de 2 fois supérieurs à ceux estimés par l’Agence Fédérale Américaine de l’Environnement (EPA) à l’époque[13].
      • En 2019, une étude de l’Université de Cornell[14] montre que l’augmentation de la concentration atmosphérique de méthane, qui s’est accélérée depuis la fin des années 2000[15], serait causée à hauteur d’un tiers par le boom du gaz de schiste aux États-Unis. 
      • En croisant les données 2020 du Methane Tracker de l’Agence Internationale de l'Énergie, qui fournit une mesure satellite du méthane émis par l’industrie fossile, et les données d’extraction de gaz naturel conventionnel et non conventionnel aux États-Unis[16], Carbone 4 a calculé que l’extraction de gaz non-conventionnel aux États-Unis avait émis en 2020 plus de 40% de méthane supplémentaire par rapport à l’extraction conventionnelle. Ce chiffre concerne les sources les plus importantes, détectables par satellite.

Un mot sur la Stratégie méthane de l’Union Européenne (UE)

Après des années de discussions, l’UE a publié sa stratégie pour la réduction des émissions de méthane en octobre 2020 : elle y propose des mesures législatives et non législatives visant à mieux documenter et à réduire les émissions de méthane sur son territoire et au-delà, en agissant sur les émissions en amont des chaînes d’approvisionnement européennes. Le secteur énergétique, et en particulier le secteur gazier est directement concerné par cette stratégie. Parmi les mesures pressenties pour le secteur de l’énergie, on trouve par exemple la mise en place d’un “Methane Supply Index”, et la potentielle instauration de normes et d’objectifs de réduction des émissions de méthane pour les énergies fossiles consommées et importées dans l’UE. 

2. Le déterminant “mode de transport” : réseau vs. GNL

Le gaz naturel importé par la France provient majoritairement de Norvège et de Russie (pour plus de 55% des TWh), le reste étant originaire de géographies plus dispersées : Pays-Bas, Algérie, Nigéria, Qatar. 12% des volumes proviennent d’origines diverses ou non identifiées.

Répartition des importations françaises de gaz naturel en 2019, par origine (% TWh PCS)
Sources : Bilan Gaz 2019 GRTgaz, Ministère de la transition écologique Chiffres clés de l’énergie 2020, BP Statistical Review of World Energy 2020, calculs Carbone 4


La majorité des importations françaises de gaz naturel arrivent sur le territoire français par voie terrestre, acheminés par des gazoducs. Le reste, soit plus d’un tiers des importations, est acheminé sous forme liquéfiée (on parle de gaz naturel liquéfié, GNL). 

Répartition des importations françaises de gaz naturel en 2019, par origine et par mode d’importation (% TWh PCS)
Sources : Bilan Gaz 2019 GRTgaz, Ministère de la transition écologique Chiffres clés de l’énergie 2020 & Bilan énergétique de la France pour 2019, BP Statistical Review of World Energy 2020,), calculs Carbone 4

Un mot sur la liquéfaction du gaz naturel

La forme liquide permet de réduire considérablement[17] le volume occupé par le gaz ; elle est obtenue par refroidissement à une température d’environ -160°C. Une fois liquéfié, le GNL est transporté par bateau (les méthaniers) jusqu’au marché consommateur. L’entrée du GNL se fait via des terminaux méthaniers, où le gaz reprend sa forme gazeuse avant d’être stocké, ou injecté dans le réseau de transport. La France dispose de quatre terminaux capables de réceptionner et regazéifier le GNL (Fos Cavaou, Fos Tonkin, Montoir-de-Bretagne et Dunkerque).

La préparation du gaz naturel (purification et liquéfaction) en vue de son transport en méthanier, puis le transport lui-même, et la regazéification du gaz liquide sont près de 2 fois plus énergivores et ainsi plus de 2 fois plus émissifs que le transport par gazoduc international[18]

Comparaison des consommations énergétiques et des émissions de gaz à effet de serre par mode d’approvisionnement pour le mix d’importation français[19]
Sources : Quantis-Enea (2017), Analyse de cycle de vie du gaz naturel consommé en France ; NGVA-Thinkstep Greenhouse Gas Intensity of Natural Gas (2017) ; calculs Carbone 4

NB : le transport par gazoduc, plus intéressant sur le plan énergétique, peut être pénalisé par les rejets de méthane. Ces derniers sont potentiellement importants si l’installation est vétuste et peu étanche et si les opérations (par exemple au niveau des stations de compression ou lors de travaux) sont peu rigoureuses et encadrées.

3. Le déterminant “distance parcourue”

Le transport du gaz naturel depuis son lieu d’extraction jusqu’au territoire français métropolitain est responsable d’environ de 58% des émissions amont du gaz naturel consommé en France en 2019[20]. Ce chiffre est lié au mode de transport, plus ou moins intensif en énergie et en carbone, comme nous l’avons vu, et également à la distance parcourue. Cette distance s’échelonne d’environ 560 km pour le gaz naturel en provenance du Pays-Bas à plus de 18 500 km pour le gaz naturel en provenance du Pérou (la France ne consomme quasiment aucun gaz péruvien).

Distances parcourues par origine et mode de transport (km)
Sources : Quantis-Enea (2017), Analyse de cycle de vie du gaz naturel consommé en France ; NGVA-Thinkstep Greenhouse Gas Intensity of Natural Gas (2017) ; hypothèses et calculs Carbone 4


Plus le gaz naturel vient de loin, plus il faut d’énergie pour l’acheminer jusqu’en France : énergie de recompression pour le gaz transporté par tuyau, énergie de propulsion des bateaux et de reliquéfaction pour le transport en méthanier. Au-delà de la consommation d’énergie, les rejets de méthane en cours de route, qu’ils soient contrôlés ou non, sont d’autant plus importants que la distance est élevée.

2 - Tous les crus de gaz naturel ne se valent pas


Selon l’origine et le mode de transport, les molécules de méthane consommées en France ont nécessité de consommer plus ou moins d’énergie et de rejeter plus ou moins de gaz à effet de serre en amont. Autrement dit, tous les crus de gaz naturel ne se valent pas et les importations sont plus ou moins carbonées. A contrario, les émissions de combustion du gaz naturel varient peu d’une origine à l’autre. 

Carbone 4 a reconstitué l’empreinte carbone amont du gaz naturel pour plusieurs origines du mix français. Il en ressort :

  • Pour une même origine, le gaz importé par gazoduc international est généralement plus performant que son équivalent liquéfié ;
  • Le gaz russe fait exception à ce constat : le transport par gazoduc jusqu’en France est pénalisé par un taux de fuite élevé[21] et une longue distance de transport (environ 5 000 km) ;
  • Les gaz néerlandais ou norvégiens, importés par gazoduc ont l’empreinte carbone la plus faible, 10 fois inférieure à celle du GNL américain ;
  • Mieux vaut importer du GNL de Norvège plutôt que du gaz de réseau de Russie ou d’Algérie ;
  • Le GNL américain a l’empreinte carbone amont la plus élevée de l’échantillon étudié, en raison notamment de processus extractifs énergivores, d’un mix électrique carboné, d’une longue distance de transport. D’après les informations dont nous disposons, cette valeur ne prend pas en compte les recherches les plus récentes sur les émissions de méthane en phase de production du gaz de schiste ; il s’agirait donc d’un minorant[22].

Empreinte carbone amont du gaz naturel par origine et pour un trajet vers la France (gCO2e/kWh PCS)
Sources : Quantis-Enea (2017), Analyse de cycle de vie du gaz naturel consommé en France ; NGVA-Thinkstep Greenhouse Gas Intensity of Natural Gas (2017) ; hypothèses et calculs Carbone 4


Pour le mix d’approvisionnement français en 2019, l’empreinte carbone du GNL est 2,5 fois plus élevée que celle du gaz acheminé par gazoduc. 

NB : les émissions de production, supérieures pour le mix d’importation sous forme liquéfiée, sont indépendantes du mode de transport : elles tiennent uniquement au mode productif, à la qualité des process, au mix électrique du pays d’origine, etc. À noter également que ce constat est valable pour le mix d’approvisionnement français en 2019 et peut être amené à varier selon l’année et la géographie étudiée. 
Comparaison de l’empreinte carbone amont du gaz naturel par mode d’acheminement, pour le mix d’approvisionnement français en 2019  (gCO2e/kWh PCS)


Le corollaire est qu’en 2019, le GNL a représenté 37% des approvisionnements en volume mais 60% des émissions “amont” du gaz naturel importé. 

* Facteurs d’émissions moyens pondérés par les volumes de GNL et de gaz de réseau respectivement.

Volumes et empreinte carbone amont associée pour le mix d’approvisionnement français 2019 (gCO2e/kWh PCS)

3 - Quelles perspectives ? Que faire de ces constats ?


Les émissions amont du gaz naturel importé par la France ne sont pas comptabilisées dans l’inventaire national[23], périmètre sur lequel porte l’objectif français de neutralité à 2050. Pourtant, ces tonnes de gaz à effet de serre ont une incidence sur le réchauffement climatique, dont les impacts sont ressentis partout dans le monde, y compris en France[24]

Dans une perspective de neutralité carbone (équilibrage des sources et des puits de gaz à effet de serre, qui doit advenir au niveau mondial le plus rapidement possible), la minimisation des émissions amont du gaz naturel est un problème à instruire, y compris par les pays qui consomment ce gaz.

Du point de vue de la France, l’enjeu est celui de la réduction de l’impact de la consommation française de gaz naturel, et in fine du pilotage de l’empreinte carbone nationale[25]

Ne se pilote que ce qui a été préalablement mesuré : un premier travail de comptabilité est donc à mettre en œuvre pour évaluer et suivre dans le temps l’empreinte carbone amont du gaz naturel, par déterminant. Cela suppose de travailler étroitement avec les producteurs d’une part, avec les opérateurs de réseaux de transport d’autre part, tant au niveau réglementaire qu’opérationnel. Ces acteurs doivent faire preuve de beaucoup plus de transparence qu’actuellement, afin que les pays importateurs sachent précisément d’où vient le gaz, comment il a été produit et transporté, quelles consommations énergétiques et émissions de méthane sont associées aux différentes étapes, etc.

Consommation française de gaz, historique et projetée (TWh PCS) 
Sources : GRTgaz, Programmation Pluriannuelle de l’Énergie 2020, Stratégie nationale bas-carbone, calculs Carbone 4


Dans un contexte où la consommation française de gaz naturel est amenée à baisser fortement dans les prochaines années (si l’on se réfère aux dispositions de la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie, voir ci-dessous), l’enjeu pour la France est de choisir, pour ses approvisionnements fossiles, le mix résiduel le plus vertueux et de sélectionner les pays exportateurs les plus sérieux sur le plan carbone. La France et l’Union européenne ont un rôle d’influenceur à jouer et des exigences à formuler pour conditionner l’accès à leur marché et à leurs réseaux.

À titre illustratif, les émissions liées à l’amont du gaz naturel consommé en France peuvent diminuer de 80% en 2030 par rapport à 2019, en combinant deux leviers : 

  • une réduction des volumes de gaz fossile consommés, conformément aux dispositions de la Programmation pluriannuelle de l’énergie ;
  • et une optimisation du mix d’approvisionnement, en choisissant un gaz naturel dont l’amont est aussi “bas-carbone” que possible (en l’occurrence, le gaz naturel Norvégien acheminé par gazoduc).

Potentiel de réduction de l’empreinte carbone amont du gaz naturel consommé en France (MCO2e)
Sources : Programmation Pluriannuelle de l’Énergie 2020, calculs Carbone 4


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