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mai 2025

Plaidoyer pour une “Europe Puissance” libérée des énergies fossiles, maîtresse de son destin

Auteurs et autrices : Hughes-Marie Aulanier, Aude Gadenne
Contributeurs & contributrices : Alain Grandjean, Bastien Nossek

Résumé executif

Pour maitriser son destin, l'Europe ne devrait-elle pas inventer un modèle de puissance globale libérée des fossiles ?

L’humanité a atteint les limites physiques de son expansion sur Terre. 

6 des 9 limites planétaires ont déjà été franchies et une septième est sur le point de l’être[1]. Le respect de ces limites physiques est pourtant une condition sine qua non de la survie de l’humanité et d’une part significative du vivant sur Terre.

Le changement climatique est l’une de ces limites. Qu’il s’agisse de contenir la dérive climatique ou de la laisser filer, ces deux options auront un impact fondamental sur les activités humaines. 

Au cœur de cette problématique, se trouvent les combustibles fossiles. 

Leur extraction et combustion croissante depuis 1850, très nettement visibles dans le graphe ci-dessous, ont été le fondement des extraordinaires progrès socio-économiques des deux derniers siècles. Mais elles ont conduit dans le même temps à une accumulation toujours plus importante de gaz à effet de serre dans l’atmosphère terrestre et par conséquent au dérèglement climatique, ce lien de causalité étant établi scientifiquement[2]

 

Our World in Data

Continuer sur la même trajectoire, c’est condamner notre existence sur cette planète. 

Sortir de cette impasse nécessite de contenir le dérèglement climatique dans la borne maximale des +2°C de l’Accord de Paris et donc de changer significativement de rythme dans la réduction des émissions. Ce qui représente un défi inédit pour l’humanité. Et qui aura des conséquences fondamentales sur les sociétés humaines et les relations internationales. 

En effet, il existe depuis la sortie de la seconde guerre mondiale une forme de paix entre grandes puissances, a tout le moins une absence de conflits directs[3]. Cela peut s’expliquer par différents facteurs, au premier rang desquels l’abondance énergétique permise par les combustibles fossiles, la maîtrise de la bombe atomique par certaines grandes puissances ainsi que l’instauration d’un système organisant les relations internationales, composé des états-nations, d’institutions internationales (telles que l’ONU, le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC), d’ONGs, d’entreprises multinationales, etc.

Ainsi, depuis 80 ans, jouer sa partition dans le concert des nations revient à se livrer à une compétition économique et technologique féroce. Et pour y briller, un accès abondant et peu coûteux à l’énergie (donc prioritairement fossile) est crucial. Avec les conséquences climatiques que l’on connaît. Et la constitution de dépendances géopolitiques fortes envers les pays producteurs (Russie, Moyen-Orient, États-Unis, …), pour peu que l’on ne possède pas (ou plus) ces ressources dans son sous-sol, comme l’Europe aujourd'hui.

La situation n’est cependant pas sans issue. La solution est claire : se libérer des combustibles fossiles. 

Cela conduira du même coup à limiter la dérive climatique au niveau mondial et, au niveau européen, à nous émanciper de nos dépendances géopolitiques et économiques, à accroître notre souveraineté et ainsi à préserver notre capacité d’agir. 

Ce nécessaire changement de cap est à notre portée ! S’affranchir réellement des fossiles en quelques décennies repose sur trois piliers :

  • La sobriété, en faisant évoluer nos modes de vie vers un "consommer moins mais mieux", plus tournés vers l’essentiel ;

  • L’efficacité, en optimisant l’utilisation des matières et de l’énergie, réduisant ainsi les émissions à production équivalente ; 

  • La décarbonation du mix énergétique, en remplaçant progressivement les combustibles fossiles par des alternatives bas carbone.

Aisée à exprimer, la mise en œuvre de ces leviers représente en réalité d’immenses challenges, économiques, technologiques, sociétaux, géopolitiques, militaires, à relever en même temps dans les trois prochaines décennies. 

Y parvenir suppose un engagement dans la durée de toutes les forces vives de la société, fondé sur une vision claire, une planification efficace et une répartition explicite et équitable des efforts[3], conditions nécessaires pour rendre acceptables ces changements.

Ceci structure de facto un projet de société pour les décennies à venir, garant de résilience et de souveraineté pour l’Europe. Et porteur de valeurs clés[4] : liberté, démocratie, coopération, paix, équité, attention apportée aux communs. Ce projet se décline sur plusieurs plans.

Au plan économique tout d’abord, car la situation actuelle n’est pas favorable, l’Europe ayant décroché économiquement et technologiquement par rapport aux Etats-Unis et à la Chine ces dernières années. Face à ce constat de faiblesses, les récents rapports Draghi[5] et de l’Institut Montaigne[6] convergent sur le fait que concilier développement économique et décarbonation/sortie des fossiles est absolument nécessaire pour préserver l’autonomie stratégique future de l’Union européenne. 

Ceci implique de : 

  • Transformer nos modes de vie et de consommation vers la sobriété ;

  • Maîtriser les chaînes d’approvisionnement en matériaux critiques ; 

  • Produire en suffisance des énergies bas carbone compétitives ;

  • Développer une souveraineté sur les technologies bas carbone ;

  • Relocaliser progressivement les capacités de production industrielle de nos biens essentiels servant les besoins des modes de vies sobres ;

  • Structurer une puissante capacité d’investissement et de financement. 

Cette libération des fossiles renforcera alors nettement la résilience et la souveraineté économique européenne, en :

  • Faisant disparaître nos dépendances géopolitiques aux producteurs des fossiles ;

  • Équilibrant notre balance commerciale ;

  • Diminuant notre exposition à la volatilité des cours mondiaux des fossiles ;

  • Sécurisant notre compétitivité économique sur le temps long et créant des emplois stables et porteurs de sens.

Au plan militaire également. En effet, se libérer des fossiles est vecteur de souveraineté et de résilience pour le premier garant de notre sécurité : nos forces armées. 

Puissances militaires de second rang, les pays européens sont embourbés dans une double dépendance, technologique aux États-Unis et énergétique aux pays producteurs de fossiles. Qu’on nous interdise l’usage d’un équipement américain ou qu’on nous coupe l’approvisionnement en pétrole, et notre capacité de projection de force et de dissuasion militaire s’effondre très rapidement. 

Or demain, les armées seront sur “tous les fronts”, humanitaires, pour assister les populations civiles victimes de catastrophes climatiques plus fréquentes et intenses, et militaires, dans un contexte de conflictualité accrue. 

Pour assumer ces missions, il faut renforcer dès maintenant notre puissance militaire, et ce de façon souveraine (focalisation sur les acteurs européens), et la libérer avec détermination de la dépendance aux fossiles. 

Différents leviers existent pour cela : innovation technologique, électrification, développement de filières souveraines de combustibles alternatifs, intégration native des concepts de frugalité et flexibilité dans la conception des systèmes d’armes.

Ce projet de maîtrise de notre destin qu’est la libération des fossiles est d’autant plus urgent que le changement climatique est vecteur de menaces importantes, d’autant plus pour une Europe souffrant de fortes dépendances

Le changement climatique est en effet un catalyseur extrêmement puissant de menaces

Si la dérive climatique n’est pas rapidement stoppée, ses effets seront massifs : élévation du niveau des mers, perturbation du cycle de l’eau et des précipitations, chaleurs extrêmes, … Ce qui rendrait des territoires entiers inhospitaliers et catalyserait d’importantes migrations. Les armées ne seront pas épargnées, faisant évoluer leurs missions (plus de secours humanitaire aux populations à la suite des catastrophes climatiques) et théâtres d’opérations, en raison de tensions accentuées par le dérèglement climatique. La bataille pour les ressources de l’Arctique (dont le Gröenland actuellement) en est emblématique. Les conditions climatiques plus extrêmes mettront aussi à rude épreuve humains comme matériels et rendront la supply chain militaire plus chaotique. 

L’Europe est également dans une situation de dépendance massive

Aux énergies fossiles tout d’abord, et à ses producteurs, les États-Unis en tête aujourd’hui, ayant détrôné la Russie suite à la guerre en Ukraine. Cette dépendance place l’Union européenne dans une position de vulnérabilité face à ces puissances, qui peuvent utiliser l’énergie comme un outil de pression géopolitique et économique. Par ailleurs, par leurs achats de gaz et pétrole, les pays européens continuent de financer l’effort de guerre d’adversaires, telle la Russie en Ukraine (200 milliards d’euros depuis 2022, soit 25% des revenus russes liés à la vente de fossiles sur la période). Tout en en supportant économiquement les conséquences, par des prix de l’énergie 4 à 8 fois plus élevés qu’aux États-Unis[7].

L’Europe est également dépendante aux producteurs et transformateurs de minerais critiques nécessaires pour les technologies de transition, Chine en tête.

Mettre en œuvre ce projet de libération des fossiles nécessite de bâtir une “Europe Puissance”. 

Loin d’être un désavantage compétitif, ce projet peut devenir un outil stratégique et géopolitique pour l’Union européenne, à condition qu’elle se donne les moyens de son opérationnalité, via un cadre cohérent : réglementation, fiscalité, mécanismes de protection et soutien, structuration de capacités de financement, exigences de transfert de technologies, efforts diplomatiques. 

Toutefois, la volonté de maîtrise retrouvée de notre destin suscitera des rivalités et des résistances. Car se libérer des fossiles heurte des intérêts économiques très puissants, qui se défendront de façon acharnée, même si cela précipite notre chute collective. 


Les attributs de cette “Europe Puissance” pourraient alors se résumer en 7 points

  1. Une économie résiliente et souveraine

  2. Une maîtrise technologique 

  3. Une puissance militaire souveraine et stratégiquement autonome

  4. Un cadre juridique et réglementaire cohérent et dont le respect doit être non négociable pour tout acteur souhaitant accéder au marché européen 

  5. Une diplomatie de coalition et de codéveloppement

  6. Une gouvernance européenne efficace

  7. Un “soft power” proactif de ce projet de société

Et surtout, au-delà de sa vertu “défensive”, afin garder la pleine maîtrise de notre destin, cette “Europe Puissance” peut aussi être perçue plus positivement, comme un moyen au service d’une double finalité 

  • Inspirer un chemin concret de transition pour l’ensemble des autres pays, afin de revenir au sein des limites planétaires ;

  • Co-construire un nouveau système des relations internationales, posant les fondements d’une paix durable sans le besoin d’une débauche de fossiles pour détourner la conflictualité violente en compétition économique généralisée vorace en ressources[8].

Cette publication propose donc tout d’abord de préciser ce projet de société européen. Puis de comprendre pourquoi le contexte du changement climatique d’une part et des dépendances européennes d’autre part rend sa mise en œuvre indispensable. Pour enfin s’intéresser au moyen de cette mise en œuvre, avec la proposition de bâtir une “Europe Puissance” dont ce projet serait la finalité.


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