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27 avril 2022
Auteurs et autrices : Hughes-Marie Aulanier, Clara Benedini

Guerre et transformation bas-carbone : d'une dépendance des énergies fossiles vers celle des métaux ?

Quelle stratégie de résilience pour l'Europe ?

Résumé de l’article 

  • La crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont révélé au grand jour la dépendance de nos économies aux ressources en matières premières. 
  • Si la trajectoire de décarbonation de nos économies passe par la réduction de notre dépendance aux énergies fossiles, elle va accroître nos besoins en métaux, nécessaires pour certaines technologies « décarbonantes », telles que les énergies renouvelables ou les batteries. 
  • Les chaînes de valeurs de ces métaux sont actuellement très fortement dominées par l’Asie.
  • La transition bas-carbone impose à l'Europe d'adopter une stratégie concertée lui permettant de viser une forme de résilience vis-à-vis des matières premières indispensables, afin de rester maîtresse de son destin. Le contexte géopolitique actuel ne fait qu’ajouter à cette urgence. Quatre leviers sont à sa disposition : 
    • La sobriété
    • La circularité
    • La structuration de chaînes de valeurs durables
    • L’invention d’un nouveau rapport aux ressources, vues comme un bien commun pour l’humanité, et d’une gouvernance adéquate

Introduction 

En France et en Europe, la pandémie de covid a révélé une forte dépendance extérieure sur des produits devenus vitaux comme les masques, les gants ou les vaccins. La guerre en Ukraine, en plus de la terrible crise humanitaire qu'elle engendre, a mis au jour une autre dépendance du continent : celle de l'approvisionnement en matières premières, énergétiques comme métalliques. Les répercussions économiques de la flambée des prix de denrées alimentaires, métaux et hydrocarbures exportées par la Russie et l'Ukraine manifestent la fragilité de nos chaînes valeur globalisées, et illustre combien les choix d'approvisionnement ne sont pas anodins pour le fonctionnement de nos économies et de nos industries. Alors que la transition bas-carbone va augmenter drastiquement les besoins en métaux critiques, elle invite à repenser nos chaînes de valeur pour rester maître de notre destin.

 

A. La transition vers une économie bas-carbone pourrait augmenter significativement la demande mondiale en matières premières 

Dans le paquet climat Fit-for-55, l'Union européenne s'est fixé des objectifs de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre de -55% en 2030 (vs. 1990), touchant l'ensemble des secteurs de l'économie. La transformation bas-carbone va augmenter drastiquement la demande pour certaines ressources minérales, qui jouent un rôle crucial dans certaines technologies de décarbonation. 

Comme synthétisé dans le tableau ci-dessous, lithium, nickel, cobalt et graphite sont essentiels pour la construction de batteries de véhicules électriques, les terres rares[1] pour les aimants permanents utilisés dans les turbines éoliennes offshore et les moteurs électriques de véhicules électriques. Par ailleurs, les réseaux électriques nécessitent une importante quantité de cuivre et d’aluminium.

Source : Agence Internationale de l'Énergie, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transition

 

Pour appréhender les ordres de grandeur, le scénario Sustainable Development ("SDS") de l'Agence Internationale de l'Énergie ("AIE") prévoit que d'ici 2040, la consommation mondiale des métaux et matériaux[2] liée à ces technologies de décarbonation devrait être multipliée par au moins 4. Aujourd’hui, la demande mondiale de nickel et de cobalt est essentiellement induite par des consommations qui ne sont pas en lien avec la transition. Mais la croissance du marché des batteries de véhicules électriques induirait à elle-seule une multiplication de la consommation de lithium par 40, de cobalt par 21 et de doubler la demande totale en nickel à horizon 2040. La consommation de terres rares, liée à l’éolien, devrait quant à elle être multipliée par 7.

Source: AIE, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transition

 

En France, les scénarios S1 à S4 de l'ADEME – de forte activation de levier de sobriété à forte activation de levier technologique – indiquent que la consommation de lithium par rapport à son niveau actuel devrait être multipliée d'un facteur de 5 à 7, et celle de cobalt de 1 à 2 d’ici 2050. La quantité d'acier, d'aluminium et de cuivre, essentiellement induits par la demande en véhicules neufs (qui représente 60 % de la demande totale pour l’acier, 90 % de celle d’aluminium et de 75 % de celle du cuivre) suit dans chacun de ces scénarios l’évolution du volume de ventes, qui varie de 1,5 à 3 millions des scénarios S1 à S4, contre 2,5 millions en 2020[3] .

Source: ADEME, Feuilleton matériaux de la transition 2050

 

B. La structuration actuelle des chaînes de valeur, mondialement fragmentées, fait apparaître une nouvelle géopolitique des ressources

La guerre en Ukraine a profondément déstabilisé nos économies en se répercutant sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, suite à l'envol du prix de matières premières - blé, maïs, gaz et pétrole, dont les deux pays belligérants sont parmi les principaux exportateurs. Des métaux et gaz ont également atteint des prix records : aluminium, nickel, palladium, titane, krypton et néon. Or ils ont la spécificité d'être indispensables aux technologies de transition : ils entrent dans les procédés de fabrication des véhicules électriques (VE), du solaire photovoltaïque, de l'éolien, et de la production des semi-conducteurs, que l'on retrouve dans tous les smartphones, voitures et ordinateurs, et sans lesquels nul produit numérique n'est possible.

Ainsi 90% du gaz néon provient d'Ukraine. 

La Russie produit : 

  • 40% du palladium (semi-conducteurs et pots catalytiques) ;
  • 10% du platine (moteurs diesel et piles à combustible pour véhicules à hydrogène) ;
  • 6% de l'aluminium mondial.

Concernant ce dernier, la France importe 50% de ses besoins dont un tiers auprès de la Russie. La dépendance est encore plus forte pour l’alumine, qui sert à la production d’aluminium primaire, dont l'Hexagone importe 80% de ses besoins auprès du géant russe Rusal[4].

Ces chiffres illustrent une réalité globale : les ressources minérales sont très concentrées, tant au niveau de la production que du raffinage, et ce d’un point de vue à la fois géographique et capitalistique. Les processus de fabrication modernes nécessitent donc l’orchestration d’une grande variété d’intrants non substituables, et provenant d'un nombre très restreint de pays, où, incidemment, la Chine se taille la part du lion. 

Source : AIE, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transition

 

Force est de constater que l'Union européenne est en position de dépendance quasi totale pour l'approvisionnement de ses matières premières, et notamment celles rendues indispensables par son ambition de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu'elle entend mettre en œuvre. 

Une matière première est dite critique quand elle présente à la fois une grande importance économique - essentielle pour des secteurs industriels qui créent de la valeur ajoutée et des emplois, et sans substitut immédiat - et un risque élevé de pénurie d'approvisionnement. La Commission européenne a listé 30 matières premières critiques, dont elle ne produit que 3 %, et dont plus de 50 % viennent de Chine[5]. L'UE n’est présente que sur des marchés de niches pour la production de batteries et de composants.

L’atteinte de la neutralité carbone globale d’ici 2050 implique de se passer des combustibles fossiles dans les trois prochaines décennies. Une fois les réductions de consommation d’énergie liés aux efforts de sobriété et d’efficacité intégrées, la fraction résiduelle nécessaire d’énergie consommée pour les activités humaines devra être décarbonée. 

Cela déplacera l’actuelle concurrence d’accès aux combustibles fossiles vers les métaux essentiels aux technologies décarbonantes, qui fonctionnent à l’énergie bas carbone. 

Les ressources minérales rejoignent donc les hydrocarbures en tant qu’enjeu géopolitique majeur. Les États, se positionnant comme potentiels rivaux sur l'obtention des matières premières critiques, développent, pour certains, une logique d’autosuffisance ou de moindre dépendance afin d'en sécuriser l'approvisionnement.

Des stratégies de souveraineté économique ont ainsi vu le jour en Russie à la suite des sanctions de 2014 liées à l’annexion de la Crimée, en Inde avec le "Make in India", et en Chine avec le plan « Made in china 2025 » - pays dont le cas est singulier sur l'échiquier mondial de l'accès aux ressources. Pékin produit aujourd'hui 86% des terres rares, fruit d'une stratégie mise en œuvre depuis plusieurs décennies Afin d'assurer son indépendance industrielle, elle a organisé une montée en gamme et développé des entreprises verticalement intégrées, ce qui lui permet de contrôler des maillons-clés de chaînes de valeur de ces métaux. Forte de sa position dominante, elle n'a pas hésité à imposer une distorsion de prix par des réductions de quotas à l'export en 2011, puis par des hausses massives de sa consommation intérieure, maintenant de facto la pression sur ses clients importateurs, au premier rang desquels les États-Unis et l'Europe.

 

C. La transition bas-carbone impose à l'Europe d'adopter une stratégie concertée lui permettant de viser une forme de résilience vis-à-vis des matières premières nécessaires. Ceci afin de rester maîtresse de son destin. Le contexte géopolitique actuel ne fait qu’ajouter à cette urgence.

Quatre leviers, complémentaires les uns des autres, s’offrent à l’Europe pour viser cette résilience[6], et concilier les besoins en matières premières induits par les activités humaines d’une part avec les limites planétaires d’autre part : 

  1. La sobriété, c’est-à-dire la réduction massive de nos besoins de consommation, en priorité, et au plus vite ;
  2. L’accroissement de la circularité et du recyclage ensuite ;
  3. Puis, la structuration de chaînes de valeurs durables pour les besoins non couverts par les deux premiers leviers ;
  4. Enfin, envisager une rupture d’approche concernant les ressources, vues comme des communs et non des biens matériels classiques appropriables par une fraction d’humains seulement.

1/ Le premier levier est donc de diminuer les besoins en matières premières, en reconsidérant notre consommation à l’aune de besoins repensés, visant le nécessaire et non le superflu. La sobriété est ainsi le premier pas, indispensable, pour limiter notre dépendance à ces productions. Elle invite à réévaluer ce qui a de la valeur dans nos consommations, et ce dont on pourrait se passer. Elle ouvre également une voie majeure d’innovation, pour substituer autant que possible aux matériaux actuels des matériaux sobres en carbone et moins critiques. 

2/ Le deuxième levier consiste à développer une utilisation efficiente des ressources déjà présentes sur les territoires par l’optimisation des capacités de recyclage, en investissant massivement en vue d'accélérer la circularité de l’économie. 

Le recyclage dans la filière batterie est à cet égard un enjeu de premier plan. Prenant la mesure de l’urgence, le règlement européen en cours d’étude sur la filière batteries a rehaussé les taux de récupération et les seuils de collecte des métaux. 

De manière générale, l’amélioration du recyclage se confrontera à nos capacités à optimiser la collecte. Cela dépendra aussi de l’ingéniosité des industriels dans l’amélioration des procédés, mais également des règlementations, françaises et européennes, propres à renchérir le coût des produits carbonés. Ceci rendant l’utilisation des matières recyclés moins coûteuses que celle des matières premières vierges. 

« Les coûts de collecte et de logistique représentent une part importante du coût de recyclage des batteries. Aujourd’hui la chaîne de valeur du recyclage des batteries n'existe pas encore en Europe. Le business model de cette industrie est encore à définir mais dans tous les cas les volumes à recycler seront très significatifs et il est important de disposer d’un processus compétitif pour recycler les batteries en fin de vie à moindre coût et avec le moins d’émissions de CO2 possible. » Julien Masson, Directeur de la Stratégie, Eramet.

Source: AIE, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transition

 

3/ Le troisième levier réside dans la structuration de chaînes de valeurs durables pour les besoins non couverts par les deux premiers leviers. 

Lorsque nos besoins, mêmes sobres, dépassent les ressources primaires ou secondaires accessibles sur notre territoire, la maîtrise des étapes suivantes de la chaîne de valeur (raffinage, précurseurs de produits finis, produits finis apparaît cruciale pour l'Europe. Ces activités, localisées sur son territoire, devront être décarbonées, ce qui induira un coût d’investissement plus élevé. Des règles de marchés protectrices de ces investissements devront être mises en œuvre, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières en cours de discussion en étant un début d’esquisse. 

 « Comment développer une industrie européenne de la batterie compétitive ? Si les coûts de production des batteries en Europe s’avéraient plus élevés qu’en Chine, est-ce que le consommateur choisira de payer plus cher une voiture française ? Aujourd’hui en Europe, le consommateur ne sait d'où vient sa batterie ni dans quelles conditions elle a été produite. Il est important de développer une transparence sur la chaine de valeur des batteries » Julien Masson, Eramet.

Concernant l’extraction des matières non présentes sur le continent, la mise en œuvre d’une diplomatie européenne des matières premières est impérative. A l’instar de la stratégie japonaise de sécurisation de ses approvisionnements, un trio d’acteurs devrait agir de façon planifiée pour orchestrer cette stratégie européenne : 

  • Les pouvoirs publics (la Commission européenne par exemple, sous un mandat qui pourrait s’inspirer de celui mis en place lors des achats centralisés de vaccins pendant la crise sanitaire) ;
  • Les industriels du secteur ;
  • Les acteurs de financement.

A ce triumvirat se joindraient des représentants de la société civile. Le rapport Varin[7] fait un pas modeste dans ce sens avec l’idée de fonds d’investissement dans les métaux stratégiques pour la transition énergétique, mais avec un prisme Français, et en omettant la participation de la société civile. 

Par ailleurs, si cette approche ne fait que répliquer une dynamique historique d’appropriation de matières ailleurs pour nos besoins ici, elle perpétuera la malédiction des ressources naturelles[8] ou mal hollandais. La relation entre pays producteurs et pays consommateurs ne devrait pas être uniquement commerciale, mais un réel accord de co-développement, en particulier quand ces pays sont dans une situation notable de sous-développement :

  • Garantie de l’accès pour le pays producteur à la fraction de la matière extraite destinée à satisfaire ses besoins propres ;
  • Aide par les pays consommateurs pour développer une industrie de transformation de la matière extraite dans le pays producteur, permettant de maximiser la valeur captée localement. Cette aide est associée à des accords de long-terme sécurisant des volumes de matières pour les pays consommateurs ;
  • Mise à disposition par les pays consommateurs des technologies décarbonantes, permettant aux pays producteurs d’emprunter un chemin de développement le moins carboné possible.

4/ Le quatrième levier pose plus fondamentalement la question de comment construire une relation sereine et durable entre besoins en matières premières pour nos activités humaines et limites physiques planétaires.

La compétition pour mettre la main sur toujours plus de ressources, afin de toujours plus produire et rechercher ainsi la domination du terrain de jeu économique, se heurte déjà, et se heurtera de plus en plus durement, à la finitude de ces ressources, et plus largement, aux limites physiques du seul vaisseau spatial accueillant l’humanité : la Terre. 

Après avoir ramené ce besoin en ressources au nécessaire, via la sobriété puis la circularité, l’étape suivante ne serait-elle pas de se les représenter comme un bien commun ? Ce bien est nécessaire à tous, par définition, puisque permettant d’atteindre un niveau de vie décent pour l’ensemble de l’humanité. Il mériterait ainsi d’être géré de façon concertée et de ne pas être appropriable par un nombre réduit d’individus au double détriment des autres : dans un jeu à somme nulle, si certains s’accaparent la plus grosse part du gâteau, il en reste moins pour les autres, qui par ailleurs subiront d’autant plus les conséquences environnementales induites par cette surexploitation des ressources. 

Cette idée d’une gouvernance coordonnée et équitable au niveau international, permettant un accès juste et durable aux ressources-biens communs, peut paraître utopique aujourd’hui. Mais sauf à désirer un avenir dystopique à la Mad Max, la succession probable des crises qui résulteront de la confrontation de nos économies aux limites planétaires pourrait en faire une évidence d’ici quelques années. 


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