article
·
20 février 2023
Auteurs et autrices : Alice Gandara

La fonte du permafrost, enjeux d’adaptation et conséquences pour les populations locales

La fonte du pergélisol (permafrost en anglais) est bien souvent uniquement abordée sous le prisme de l’atténuation du changement climatique (réduction des émissions de GES). L’enjeu identifié est alors le risque d’emballement incontrôlé du changement climatique en cas de fonte du pergélisol.

Pourtant, la fonte du pergélisol est également un sujet d’adaptation au changement climatique. En effet, avec la fonte de ce sol perpétuellement gelé viennent un ensemble de perturbations (déstabilisation du sol et modification du fonctionnement des écosystèmes) qui viennent menacer la durabilité des infrastructures humaines installées dans ces régions, et donc plus largement les populations et activités économiques locales.

Le pergélisol, de quoi parle-t-on ?

Commençons par une définition : le pergélisol, ou permafrost en anglais, correspond à la portion du sol restée plus de 2 ans à une température inférieure à 0°C. Le pergélisol est généralement recouvert d’une couche superficielle de quelques dizaines à centimètres d’épaisseur qui oscille saisonnièrement au-dessus et au-dessous de 0°C : la couche active.

Le pergélisol se trouve principalement dans la région polaire de l’hémisphère nord, couvrant environ 1/4 des terres émergées de cette région[1] Le pergélisol s’est également formé dans d’autres régions :

  • Dans les régions polaires de l’hémisphère sud, au niveau des terres exposées (sans glace), représentant 0,18% de la superficie totale de l’Antarctique[2].
  • Dans d’autres régions froides comme les chaînes de montagnes. Il convient de noter que dans ces régions, le pergélisol contient beaucoup moins de carbone que dans l’Arctique : par exemple, le plateau tibétain contient environ 3 % de la quantité de carbone stockée dans l'Arctique [3].
  • Au niveau des sédiments marins peu profonds. Ces dépôts de carbone gelé sont connus sous le nom d’hydrates de méthane (molécules de méthane enfermées dans une cage de glace). Ils se sont formés lors de l’immersion de sols gelés après la dernière période glaciaire (hausse du niveau de la mer). La quantité de carbone dans ces sols est cependant bien inférieure à celle observée dans le pergélisol Arctique[3].
Concernant les sédiments marins organiques peu profonds

Le dégel de ces hydrates de méthane pourrait induire la libération de méthane dans l’eau puis dans l’atmosphère accentuant le changement climatique. Le changement de la température de l’atmosphère met, cependant, de nombreuses années à se répercuter sur la température de l’eau profonde et, ensuite, sur celle des sédiments marins. Par conséquent, seule une petite fraction de ces hydrates de méthane risque d’être déstabilisée au cours du siècle à venir : il s’agit donc d’une boucle de rétroaction de long terme. 

Par ailleurs, une partie du méthane libéré dans l’eau devrait être consommée et transformée en CO2 avant d’atteindre l’atmosphère, or, le CO2 a un pouvoir de réchauffement bien moins important (à quantité équivalente) que le méthane. 

Les modélisations les plus complètes suggèrent ainsi une libération dans l’atmosphère d’un taux de méthane inférieur à 2% des émissions actuelles de méthane d’origine humaine[3].

Figure 1 : Couverture du pergélisol dans l’hémisphère nord
Source : Walvoord MA and Striegl RG (2021), Complex Vulnerabilities of the Water and Aquatic Carbon Cycles to Permafrost Thaw. Front. Clim. 3:730402. doi: 10.3389/fclim.2021.730402

Fonte du pergélisol, une boucle de rétroaction positive ?

Le changement climatique, via le réchauffement de l’atmosphère et la modification d’autres paramètres climatiques présentés ci-après, est responsable du dégel du pergélisol et de la perturbation de son rôle de séquestration du carbone organique.

En effet, le pergélisol est constitué d’importantes quantités de carbone organique formées via l’accumulation, pendant des milliers d’années, de plantes mortes dans ces sols. Le froid, en ralentissant ou stoppant l’activité des micro-organismes, a empêché la dégradation de cette matière organique[3].

Sous l’effet du changement climatique, et du dégel du pergélisol, l’activité de ces micro-organismes peut reprendre avec pour conséquence la décomposition rapide de cette matière organique et l’émission dans l’atmosphère d’importantes quantités de CO2 et de méthane (CH4) : deux gaz à effet de serre majeurs[3].

C’est pourquoi on parle de boucle de rétroaction positive : le changement climatique, en favorisant le dégel du pergélisol, déclenche une boucle de rétroaction qui amplifie le changement climatique.

Il convient de noter que le réchauffement du climat est beaucoup plus rapide dans les régions polaires : des records de température ont été observés dans de nombreux sites de la région polaire de l’hémisphère nord avec dans certaines zones une température 2 à 3°C supérieure à celle d’il y a 30 ans[2] (en moyenne, sur l’ensemble du globe, le réchauffement est de +1,1°C entre 2011 et 2020 par rapport à la période préindustrielle). 

La hausse des températures moyennes n’est cependant pas l’unique cause de la fonte du pergélisol. Via la modification de différents paramètres climatiques mais aussi de la biogéochimie et de l’hydromorphologie des milieux, le changement climatique peut affecter de multiples manières l’état du pergélisol.

Une partie de ces facteurs de la fonte du pergélisol sont présentés dans le tableau ci-après. Deux catégories de facteurs peuvent être distinguées : ceux responsables des perturbations graduelles (comme la température ou le régime des précipitations) et ceux responsables de perturbations pulsées ou brusques (comme les incendies).

Figure 2 : Liste non exhaustive de facteurs de la fonte du pergélisol
Source : Walvoord MA and Striegl RG (2021), Complex Vulnerabilities of the Water and Aquatic Carbon Cycles to Permafrost Thaw. Front. Clim. 3:730402. doi: 10.3389/fclim.2021.730402

Ces facteurs, et notamment les perturbations pulsées, peuvent causer le dégel brutal du pergélisol, l’impactant beaucoup plus rapidement que ne le ferait la seule augmentation de la température de l’air. Il est notamment estimé que 20 % du pergélisol localisé dans l’hémisphère nord serait vulnérable à un dégel brutal[2].

Il convient cependant de noter que la réponse du pergélisol à ces facteurs est plus irrégulière et variable que l’évolution des facteurs eux-mêmes : la végétation, le contexte hydrologique, biogéochimique et l’aménagement du milieu modulent la réponse du pergélisol à ces évolutions du climat (pour des conditions climatiques similaires, les milieux ne répondent pas exactement de la même manière).

Figure 3 : Cartes de la quantité de carbone organique stockée dans le pergélisol Arctique mais également des zones à risque de dégel brutal du pergélisol
Source : AR6, Climate Change 2021: The Physical Science Basis, Chapter 5, IPCC, 2021

La fonte du pergélisol a ainsi reçu l’attention de la communauté scientifique au cours des dernières années car il fallait de répondre à une question : quelles peuvent être les conséquences de la fonte du pergélisol sur le changement climatique et le risque d’emballement climatique. Autrement dit, il était nécessaire de qualifier et quantifier cette boucle de rétroaction.

Boucle de rétroaction positive, avec des chiffres ça donne quoi ?

Bien que le processus de fonte du pergélisol soit complexe, et, comme expliqué ci-avant, modulé par de multiples facteurs, il est de mieux en mieux compris et commence à être intégré aux modèles climatiques qui représentent le système Terre-Atmosphère et les interactions entre le climat et cycle du carbone.

Les plus récentes projections estiment ainsi qu’1°C de réchauffement pourrait conduire à la libération, dans l’atmosphère, de 14 à 175 milliards de tonnes de CO2. À titre de comparaison, en 2019, les activités humaines ont libéré environ 40 milliards de tonnes de CO2 dans l'atmosphère[3].

Par ailleurs, d’après les modèles de la génération précédente (AR5), il était estimé que d’ici à 2100, la superficie du pergélisol peu profond (< 3m de profondeur) devrait diminuer de 2 à 66 % suivant le RCP2.6 et de 30 à 99% suivant le RCP8.5 (scénario le plus pessimiste). Dans les nouveaux modèles, il est estimé qu’une grande partie du pergélisol peu profond de l’Arctique devrait dégeler en cas de réchauffement modéré à élevé (2°C à 4°C)[3].

Qu’en est-il de l’impact du méthane libéré ? Ne représentant qu’une faible proportion de ces émissions additionnelles de carbone, le méthane pourrait cependant contribuer entre 40 à 70% du forçage radiatif total induit par la fonte du pergélisol (en raison de son pouvoir de réchauffement plus élevé que le CO2)[2].

Il reste cependant complexe de modéliser l’impact de la fonte du pergélisol en termes de relâchement car plusieurs sources d’incertitude demeurent : évolution de la végétation, facteur d’accumulation de la biomasse, dégradabilité du carbone organique, disponibilité de l’azote, affaissement, taux de dégel du pergélisol et réponse des flux de carbone-hydrologique[1]. Plus précisément, le rôle compensateur (puit de carbone) de la croissance végétale et de la reconstitution des sols (dans les régions de recul du pergélisol) reste encore à estimer[2].

Il convient également de noter que les perturbations pulsées et leur impact sur le dégel brutal du pergélisol sont encore peu prises en compte dans les modèles climatiques. La compréhension de l'ampleur de l'impact d'un dégel brutal du pergélisol (sur le climat et l'ensemble du paysage) reste donc incomplète bien que nécessaire pour favoriser la résilience des territoires concernés. 

Que conclure sur cette boucle de rétroaction positive ?
  1. Que le réchauffement supplémentaire causé par le dégel du pergélisol est suffisamment important pour être pris en compte lors de l'estimation de la quantité totale d'émissions restantes autorisées pour stabiliser le climat à un niveau donné de réchauffement planétaire[3].
  2. Que malgré l’importance de la prise en compte de cette boucle de rétroaction, les modèles n'identifient pas, à ce stade, de niveau de réchauffement particulier à partir duquel le dégel du pergélisol devient un "point de basculement" qui entraînerait un emballement du changement climatique[3].

Fonte du pergélisol, quelles conséquences pour les activités humaines ?

En plus d’accélérer le changement climatique, et donc ses conséquences multiples sur les écosystèmes naturels et les sociétés humaines, la fonte du pergélisol représente une menace supplémentaire pour les populations et activités économiques existants dans ces régions.

En premier lieu, le dégel du pergélisol riche en glace peut entraîner une déformation de la surface du sol, un affaissement et/ou une érosion de sols causant l’apparition de diverses formes de thermokarsts (dépressions et affaissements de terrain dus au tassement du sol consécutif de la fonte de la glace du pergélisol)[1].

Ces déformations du sol, en plus de perturber les écosystèmes sus-jacents, peuvent également fragiliser les infrastructures humaines comme les routes, voies ferrées, bâtiments, etc. Plusieurs gouvernements régionaux questionnent ainsi la viabilité à long terme des routes de glace actuelles, nécessaires au maintien des activités humaines dans ces régions particulièrement isolées[2].

Dans les Territoires du Nord-Ouest, au Canada, plusieurs routes de glace sont ainsi en cours de remplacement par des routes toutes saisons, moyennant des investissements colossaux. Il convient de noter que les effets cumulatifs de la perturbation de ces milieux (et par exemple l’impact de modifications de ces paysages sur la vulnérabilité sismique) sont encore très lacunaires[2].

Figure 4 : Photos de l’impact de la fonte du pergélisol sur le sol et les infrastructures
Crédits : iStock.com/RyersonClark, Living Planet Symposium 2019 © Annett Bartsch, Guy Doré/Laval University, https://cabinradio.ca/112532/news/environment/climate/as-permafrost-thaws-experts-learn-to-build-on-shifting-ground/

Dans le schéma ci-après est ainsi présenté le coût cumulé estimé des dommages causés aux infrastructures publiques d'ici 2100 en Alaska, selon différents scénarios d'émissions.

Figure 5 : Coût cumulé estimé des dommages causés aux infrastructures publiques d'ici 2100 en Alaska, selon différents scénarios d'émissions
Source : Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, IPCC, 2019

Ainsi, sans mise en place de mesure proactives d’adaptation, le coût de réparation des dommages causés par la fonte du pergélisol (et par les autres conséquences de la perturbation du climat dans les régions polaires) pourraient être colossaux pour les gouvernements concernés. Des discussions sont même amorcées sur la nécessité de relocaliser certains villages d’Alaska mis en danger par l’affaissement du sol et l’accroissement de l’érosion des rivières et deltas[2].

Ainsi, au-delà du seul sujet du maintien d’infrastructures et d’activités économiques, cette situation soulève des enjeux de justice environnementale et de droits de l’humain, illustrant les limites de l'adaptation incrémentale lorsqu'une véritable transformation est nécessaire[2].

Il convient de noter que le changement climatique, via la fonte du pergélisol et la modification du régime des glaces et des pluies, peut affecter de manière considérable le fonctionnement des bassins hydrographiques. 

En Sibérie, la perturbation du fonctionnement hydrologique des grands fleuves arctiques accroît significativement l’intensité des phénomènes d’érosion et des inondations menaçant les installations urbaines et industrielles locales[4].

Conclusion

La fonte du pergélisol, boucle de rétroaction positive, est donc un enjeu pour l’atténuation du changement climatique mais aussi pour l’adaptation à l’évolution future du climat. 

En effet, la hausse trop importante de la température pourrait conduire à une fonte de la totalité du pergélisol et donc à l’émission de GES venant renforcer de manière dramatique le changement climatique. Sur ce point, la difficulté encore persistante à estimer avec précision les conséquences de la perturbation brutale du pergélisol, devrait pousser les gouvernements à considérer avec beaucoup de prudence les conséquences potentielles incontrôlables de cette fonte. 

Dans tous les cas, et même en suivant un scénario très optimiste en termes de réduction d’émissions de GES, le réchauffement embarqué devrait conduire à la disparition d’une part non négligeable du pergélisol d’ici la fin du siècle. 

Un second point important à retenir est l’impossibilité de dissocier l’état du climat du fonctionnement des écosystèmes dont nos sociétés dépendent. Le changement climatique, en perturbant le fonctionnement biogéochimique et hydrologique des régions polaires vient accroître le risque de dégradation des infrastructures urbaines et industrielles et donc menacer les activités humaines et économiques qui existent dans ces régions. 

Prendre en compte ces changements est donc indispensable pour assurer l’adaptation des infrastructures existantes, et donc la résilience des communautés locales. Communautés locales d’autant plus vulnérables à ces changements qu’elles sont isolées et donc dépendantes du bon fonctionnement des services de première nécessité mais aussi des infrastructures de transport. Un important travail de compréhension des changements futurs et de leurs spécificités locales est donc nécessaire pour permettre la mise en œuvre de véritables mesures d’adaptation, efficaces sur le long terme. 


Résilience
Adaptation