Transport aérien : enjeux stratégiques d'un atterrissage au sein des limites planétaires ?
En 2025, le trafic aérien devrait atteindre 5,2 milliards de passagers et 1 000 milliards de dollars de chiffre d’affaires[1]. L’industrie prédit que le nombre de passagers aériens doublera d’ici à 20 ans (2043), avec une croissance annuelle de +3,6%/an[2].
Comment le secteur peut-il se décarboner et envisager une trajectoire compatible avec l’Accord de Paris avec une telle croissance ? Quels sont les principaux risques de transition vers une économie bas-carbone ?
Cadre général pour la décarbonation du secteur aérien
Pour limiter le réchauffement planétaire sous les +2°C (Accord de Paris), l’organisme onusien du GIEC[3] a défini des budgets carbones globaux, indiquant la quantité maximale de CO₂ que l’humanité peut émettre[4].
Le secteur de l’aviation est un cas particulier. Si les vols domestiques sont inclus dans les engagements nationaux, ce n’est pas le cas des vols internationaux (60% des émissions du secteur[5]). Ces derniers échappent donc au périmètre de l’Accord de Paris. L’ONU a confié à l’OACI[6] la responsabilité de réguler ces émissions via le mécanisme CORSIA[7]. Mais ce système basé sur la compensation carbone est largement insuffisant pour aligner le secteur sur les objectifs (voir question 6 de notre FAQ sur l’aviation).
Attribuer un budget carbone à l’aviation est essentiel pour évaluer sa trajectoire au regard des objectifs mondiaux. La part qui lui est allouée relève d’un choix politique impliquant de définir l’effort que le secteur doit fournir par rapport aux autres. Si l’aviation suit le rythme de décarbonation du reste de l’économie, cela lui accorderait entre 10 GtCO₂ (pour un réchauffement limité +1,5°C) et 23 GtCO₂[8] (pour +2°C) d’émissions entre 2020 et 2050. Ces budgets correspondent respectivement à seulement 9 ans d’émissions au niveau actuel pour le scénario +1,5°C et environ 20 ans pour le scénario +2°C. Cette contrainte rend une transformation profonde du secteur aérien incontournable.
Quels leviers de décarbonation sont à disposition pour le secteur aérien ?
La décarbonation du secteur aérien peut être analysée à travers l’équation de Kaya, qui décompose les émissions en trois leviers principaux : efficacité énergétique, intensité carbone et volume de trafic.
L’efficacité énergétique – un levier nécessaire mais largement insuffisant et susceptible de générer un effet rebond.
Si des progrès technologiques ont permis de réduire considérablement la consommation d’énergie des avions par passager, le renouvellement de la flotte reste le levier principal à court-moyen terme (d’ici 2035). Les avions de nouvelles générations, disponibles depuis 2017 consomment 15 à 25% de carburant de moins[9] que la génération précédente, mais ils ne représentent encore qu’un quart de la flotte mondiale[10]. Ainsi, le renouvellement sera un facteur clé, mais contraint par la capacité de production des avionneurs[11] et la croissance mondiale de la flotte. En effet, plus d’un avion neuf sur deux s’ajoute à la flotte existante pour répondre à la demande croissante de transport aérien[12].
A horizon 2035 et s’il n’y a pas de retard, la prochaine génération d’avions (successeur A320) pourrait encore améliorer l’efficacité énergétique de 25 à 30% par rapport à la dernière génération disponible[13] grâce à des moteurs plus performants, un meilleur aérodynamisme et un allègement des structures.
Toutefois, le rythme de renouvellement de la flotte limitera l’impact sur la décarbonation du secteur d’ici 2050. En effet, il faudra une dizaine d’années après 2050 pour que toute la flotte mondiale quitte la génération de 2017[14] !
L’intensité carbone – levier majeur mais qui est confronté à un défi de mise à l’échelle et du coût de ces carburants durables
Le secteur aérien explore plusieurs alternatives pour remplacer le kérosène fossile : hydrogène, électricité et carburant d’aviation durable (SAF pour Sustainable Aviation Fuels).
L’avion électrique et à hydrogène sont des technologies prometteuses mais marginales pour 2050. Ces technologies se limiteraient principalement à l’aviation régionale, responsable de 6% des émissions du secteur[15]. Initialement prévu pour 2035, Airbus reconnait des progrès « plus lents que prévu »[16] pour l’avion à hydrogène et reporte son projet sine die.
Les SAF[17] sont une solution plus prometteuse mais qui restera contrainte par la mise à l’échelle. Ils se déclinent en deux grandes catégories :
- Les biocarburants avancés (dits de 2nde génération, produits à partir de résidus de biomasse principalement). Leur disponibilité restera limitée : l’Académie des technologies estime qu’en Europe, dans une vision volontariste, ils ne pourraient couvrir que 20% des besoins du secteur en 2050[18].
- Les carburants de synthèse ou e-fuels (produits à partir d’électricité, d’hydrogène et de carbone). Leur potentiel de déploiement est plus important, mais nécessiterait une consommation majeure d’électricité décarbonée. D’après l’AAE[19], pour respecter le quota de 70% de SAF imposé par RefuelEU d’ici 2050 avec une croissance « modérée » du trafic, l’Europe devra mobiliser ~650 TWh/an, soit l’équivalent de 60 réacteurs nucléaires. Cela représente plus que la production électrique annuelle de la France actuellement et pourrait représenter ~11% de la consommation électrique européenne en 2050. Enfin, leurs coûts serait environ trois fois plus cher que le kérosène actuel. Ceci s’explique principalement en raison de leur dépendance très forte au coût de l’électricité décarbonée, de leur rendement énergétique très faible (il faut environ deux fois plus d’énergie électrique pour produire de l’e-fuel que l’énergie qu’il contient) ainsi que des coûts d’investissements nécessaires dans les infrastructures de production.
Aujourd’hui, la production de SAF reste marginale et peine à décoller : environ 1 million de tonnes en 2024, soit 0,3% de la consommation totale de kérosène[20], bien en deçà des prévisions du secteur. Les dirigeants du secteur aérien estiment eux-mêmes irréalistes les objectifs européens de carburants durables[21].
Le trafic comme variable d’ajustement pour respecter les limites planétaires
Le graphique ci-dessous illustre la contribution des différents leviers de décarbonation du transport aérien entre 2019 et 2050 : améliorations technologiques, taux d'occupation, optimisations opérationnelles et déploiement des SAF[22]. La courbe bleue représente l'évolution des émissions dans un scénario de déploiement optimiste de ces différents leviers avec une croissance du trafic maintenue à +3,6%/an. Celle-ci reste nettement supérieure à la courbe rouge, qui représente le plafond d'émissions compatible avec un réchauffement limité à +2°C. Ceci confirme qu’en dépit des efforts technologiques et opérationnels ambitieux, il sera impossible d'atteindre les objectifs climatiques sans agir également sur la croissance même du trafic aérien (visible en gris sur le graphique), levier désormais incontournable pour respecter les contraintes carbones du secteur.
Nous avons ensuite fait évoluer le paramètre croissance du trafic dans notre modélisation afin d'atteindre cette courbe rouge. En laissant les autres paramètres inchangés, il faut alors limiter cette croissance à +0,75%/an jusqu'en 2050 pour y parvenir.
Pour limiter cette croissance du trafic, plusieurs familles de leviers sont à explorer, provenant de la réglementation ou des nouvelles technologies :
- Modification des comportements : en développant les modèles de tourisme locaux, en encadrant la publicité par exemple, interdiction des vols avec alternative en train de moins de 4h30, mise en place de quotas individuels ou en supprimant les systèmes de miles des compagnies aériennes ;
- Signal prix : l’utilisation progressive de carburant d’aviation durable plus coûteux aura un effet fort sur le prix des billets. Mais cela peut être complété par plusieurs autres mesures comme : l’augmentation de certaines taxes sur les longs courriers, fin de l’exemption de TVA, taxe « grands voyageurs », taxe sur le kérosène, extension des quotas ETS aux vols extra-européens, intégration des effets non-CO2 dans l’ETS, prix minimum fondé sur un prix du carbone…
Exploration des risques et opportunités de transition pouvant affecter des acteurs de l’aéronautique dans un scénario de moindre croissance du trafic
Dans un monde où la croissance du trafic aérien serait limitée pour respecter les contraintes climatiques, la chaîne de valeur aéronautique doit anticiper les transformations de son modèle économique. Loin de sonner le glas de l'industrie, ce contexte révèle des marges de manœuvre économiques importantes.
Les modélisations présentées précédemment démontrent qu'une combinaison réaliste des leviers technologiques et d'une maîtrise de la croissance du trafic permettrait de maintenir un volume d'activité au moins comparable à celui d'aujourd'hui. L'industrie aéronautique n'est donc pas « en danger », mais doit impérativement accélérer sa feuille de route de décarbonation et rompre avec son paradigme d’une croissance du trafic à +3,6%/an vue comme absolument nécessaire à sa survie, ce sans quoi elle péricliterait.
Pour les constructeurs aéronautiques et les fournisseurs de la chaîne de valeur, l'appareil productif actuel a été dimensionné pour répondre simultanément aux besoins de renouvellement et de croissance du trafic. Dans un scénario de croissance maîtrisée, après une phase initiale destinée à remplacer la flotte ancienne, le nombre d'appareils neufs produits annuellement se stabiliserait à un niveau équivalent à celui d'aujourd'hui[23]. Cette évolution ne signifie nullement la mort de l'industrie, mais plutôt l'arrivée à maturité d'un secteur industriel.
La contrainte climatique représente une opportunité stratégique pour les constructeurs européens. Dans le cadre du développement du successeur de la famille A320, elle peut permettre à l'industrie de conserver une longueur d'avance technologique et de créer un avantage concurrentiel décisif face aux constructeurs chinois et américains. Ces innovations environnementales constituent ainsi un moteur de différenciation et de renouvellement des flottes.
Pour les compagnies aériennes, l'intégration des carburants d'aviation durable (SAF) induira des coûts opérationnels plus élevés, susceptibles de renchérir le prix des billets et ainsi d’aider à la maîtrise de la croissance du trafic. Cependant, sans action volontaire pour accroitre l’offre, leur disponibilité restera insuffisante dans plusieurs régions du monde. Une transition énergétique à plusieurs vitesses risquerait alors de créer des distorsions de concurrence avec des compagnies extra-européennes dont les pays d'origine n'auraient pas signé d'accords contraignants sur la décarbonation. Cette situation pourrait fragiliser les acteurs engagés dans la transition, bien que l'Union européenne dispose d'outils réglementaires pour remédier à ces déséquilibres. Les compagnies qui n'auraient pas investi dans des flottes plus récentes et économes après 2035 pourraient subir une hausse significative de leurs coûts opérationnels, particulièrement si une taxation carbone renforcée sur le kérosène était mise en place. L’optimisation des opérations en vol deviendra alors un enjeu fondamental et un élément de différenciation concurrentiel majeur.
Enfin, les opérateurs aéroportuaires devront s'adapter à ces nouvelles contraintes. Une croissance ralentie du trafic réduirait la pertinence économique des projets d’extension d'aéroports, qui deviendraient difficilement viables. Par ailleurs, les aéroports doivent se préparer à une augmentation en fréquence et en intensité des aléas climatiques. Entre 10 et 20% des routes aériennes mondiales seront menacées de perturbation d'ici 2100 en raison de la montée du niveau des mers, posant un risque sérieux pour les aéroports[24].
Face à ces risques de transition, il serait crucial pour les acteurs du secteur d’adapter leurs stratégies industrielles et commerciales. Leur capacité d’anticipation, d’investissement dans des technologies bas carbone et de transformation de leur modèle économique deviendra un facteur clé de résilience pour maintenir leur compétitivité dans un monde qui tant bien que mal essaye de respect les objectifs de l’Accord de Paris.
Conclusion
Le transport aérien se trouve aujourd'hui à un carrefour historique. Malgré les promesses technologiques et les efforts d'efficacité énergétique, il est clair qu'une croissance continue à +3,6% par an reste fondamentalement incompatible avec les objectifs de l'Accord de Paris. Les budgets carbone alloués au secteur imposent une transformation profonde qui dépasse le seul recours aux innovations techniques.
Cette réalité ne condamne pas l'industrie aéronautique, loin de là. Une combinaison maîtrisée des leviers technologiques, du déploiement des carburants durables et d'une modération de la croissance du trafic permettrait de maintenir un volume d'activité au moins comparable à celui d'aujourd'hui. L’industrie européenne peut se servir de la transition pour renforcer son avantage concurrentiel.
La transition bas-carbone exige donc un rééquilibrage fondamental : entre ambitions de croissance et limites planétaires, entre progrès technologiques et sobriété, entre compétitivité et équité. Sans cette prise de conscience, le secteur pourrait se heurter à des ruptures bien plus brutales que celles qu'il cherche aujourd'hui à éviter. L'enjeu n'est donc plus de savoir si cette transformation aura lieu, mais de déterminer si elle sera maîtrisée ou subie.
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