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18 février 2022
Auteurs et autrices : Clément Mallet, Arnaud Passalacqua

Réduire les émissions du secteur du transport en mettant en place un rationnement ?

Entretien avec Arnaud Passalacqua

Arnaud Passalacqua et l'équipe en bref

Arnaud Passalacqua est ingénieur et historien de formation. Professeur à l’Université de Paris Est-Créteil, ses travaux portent sur l’étude, dans le temps long, des mobilités, de leurs évolutions et des imaginaires qui les entourent.  En 2021, il a accompagné six étudiants de l’Université de Paris (Mickaël Devienne, Modou Fall, Sophie Manasterski, Antoine Mini, Christelle Rouaud et Máté Seress) dans leur travail sur le rationnement des déplacements carbonés : Une carte carbone dédiée aux déplacements : est-ce possible, juste et souhaitable ?[1]. Il nous présente les résultats de cette étude financée par l’institut de recherche Forum Vies Mobiles, porté par la SNCF.

Contexte

Q - Pourquoi parler du rationnement des déplacements carbonés ?

R - Le besoin de décarboner notre société, et notamment les transports, n’est plus à prouver. Cela passe nécessairement par un changement des comportements. Toutefois, comme l’a illustré la crise des gilets jaunes, un tel changement ne pourra avoir lieu s’il est perçu comme injuste. En proposant une option alternative à la taxe carbone qui soit plus juste (les plus riches sont autant affectés que les plus pauvres) et plus efficace (la quantité totale d’émissions de CO2 des déplacements est plafonnée), un rationnement des déplacements carbonés représente une opportunité qui vaut la peine d’être étudiée et une option de politique publique qui mérite d’être mise sur la table.

Q - Quels objectifs à cette étude ?
R - Jusqu’à maintenant, le rationnement des déplacements carbonés avait toujours été étudié du point de vue uniquement théorique. Le concept était posé (limiter les émissions annuelles de gaz à effet de serre des habitants d’un territoire avec un système de quotas à l’échelle individuelle), mais les aspects pratiques n’avaient pas été encore précisément creusés[2]. L’objectif de l’étude était donc d’analyser comment un tel système pourrait concrètement être mis en place et d’éclairer les choix et complexités qu’il poserait. Il s’agit d’une première pierre pour faire avancer le sujet. L’étude s’est fixé trois critères à l’aune desquels analyser ces questions : équité, lisibilité et praticité.

Q - Quelles suites à cette étude ?
R - Le Forum vie Mobile réfléchit actuellement à des suites à cette étude. Parmi les pistes de travail envisagées :

  • inclure les vols internationaux, exclus de cette première mouture,
  • solliciter directement l’avis des citoyens et autres personnes qui seraient concernées (ex : employeurs) via l’organisation de groupes de travail ou focus group,
  • conduire un test grandeur nature de ce dispositif en travaillant par exemple avec une ou plusieurs collectivités pilotes.

 

Les résultats de l’étude : les choix à se poser

Q - Quel support concret de mise en place ?
R - La première question, très pratico-pratique, consiste à décider comment mesurer et suivre concrètement l’utilisation de ce quota (comment je sais combien de kilos de CO2 de mon quota annuel j’ai consommés cette année) et comment bloquer cette utilisation une fois le quota atteint. Plutôt que l’option d’une application mobile qui a par exemple été utilisée dans une expérimentation finlandaise, l’étude suggère de fonctionner via des cartes, types carte de crédit. Cette carte carbone serait utilisée à chaque achat de carburant : le quota carbone annuel est alors réduit des émissions correspondantes. Pour les trajets en avion, le même quota carbone est aussi réduit à chaque achat de billet[3]. Cette solution vise à être la plus pratique possible, et non discriminante envers les personnes ne disposant pas de smartphone ou rencontrant des difficultés à s’en servir.
 
Q - Comment répartir les quotas pour assurer l’équité entre les habitants ?
R - L’équité est un facteur clé de réussite. En effet, c’est l’équité qui va permettre de rendre ce système juste et donc adopté par la population. Les différentes règles pour garantir cette répartition équitable devront naturellement être décidées de façon démocratique. Un enjeu que souligne l’étude est de concilier la lisibilité du dispositif et la prise en compte juste des contraintes de chacune et chacun. Plusieurs critères sont proposés parmi lesquels :

  • l’âge,
  • la zone d’habitat avec un quota plus important pour les personnes habitant en zone peu dense,
  • l’Outre-mer : pour prendre en compte cette spécificité du territoire français,
  • certaines situations spéciales : par exemple la reconnaissance des besoins de mobilité spécifiques des personnes en situation de handicap.

L’État pourrait aussi se voir attribuer une réserve de quotas distribuables selon certains critères ou pour faire face aux situations extrêmes de pénurie de quotas en fin d’année.
 
L’autre question que devra se poser la puissance publique est celle de la gestion des quotas en trop. Que faire si une personne ne dépense pas tout son quota ? Une des approches suggérées par l’étude est de permettre la vente de ces quotas, mais à un prix réglementé pour éviter les effets de spéculation. Le nombre de quotas supplémentaires qu’un individu pourra acheter dans l’année devra être plafonné.
 
Q - Comment permettre l'acceptabilité d'un système qui bouleverse autant le quotidien ?
R - Un tel dispositif bouleverse évidemment les habitudes et doit donc être déployé progressivement. L’étude propose plusieurs pistes :

  • commencer par les déplacements professionnels avant d’étendre aux déplacements personnels[4],
  • commencer par les déplacements en avion, probablement perçus comme moins essentiels, avant d’étendre à la voiture,
  • commencer avec des volontaires avant de rendre le système contraignant. Cela permettrait de tester le système en pratique, mais surtout de changer les imaginaires de la société en montrant qu’une réduction des émissions du transport est possible.

 
Plus globalement, cette question des imaginaires est clé. La notion de sobriété qui est encore taboue dans de nombreux cercles doit être rendue non seulement audible, mais aussi souhaitable.


Auteurs & autrices
Portrait de Clément  Mallet
Clément Mallet
Manager
Portrait de Arnaud Passalacqua
Arnaud Passalacqua
Université de Paris Est-Créteil·Professeur