article
·
28 mai 2025
Auteurs et autrices : Valentine Pierre
Contributeurs & contributrices : Hélène Chauviré, Jean Fontana, Jean-Baptiste Sultan

Quelle place pour le lin dans une industrie textile bas-carbone ?

Matière tendance, matière « Made in France », matière d’avenir… Le lin revient aujourd’hui sur le devant de la scène textile. Utilisée dès l’Égypte antique pour envelopper les momies, cette fibre locale et naturelle retrouve aujourd’hui ses lettres de noblesse, loin de l’imaginaire des draps brodés et rustiques d’antan. De plus en plus de marques et créateurs s’emparent de cette matière, séduits par son potentiel environnemental et son ancrage local, pour réduire l’impact de leur production. On se concentrera ici sur l’utilisation du lin pour le secteur de la mode : l’ameublement et les usages techniques du lin dépassent le cadre du présent article.

Fibre naturelle et cultivée majoritairement en France, le lin semble cocher toutes les cases d’un textile bas-carbone. Mais quels sont réellement ses atouts et son rôle dans la transformation de l’industrie textile ? Quels sont les freins, créatifs et industriels, qui restent à lever pour accélérer son développement ?

De la fleur à la fibre : les atouts du lin 

Le lin est une fibre végétale naturelle, majoritairement cultivée en Europe. La France est le premier producteur mondial de la fibre de lin avec plus de 65% des volumes mondiaux[1]. D’autres pays comme la Biélorussie, l’Ukraine, la Russie, l’Égypte ou la Chine cultivent du lin mais ils n’atteignent pas la qualité du lin européen ni le rendement des terres européennes.

Le lin pousse donc principalement sur la côte maritime entre Caen et Amsterdam grâce à des conditions pédoclimatiques — c’est-à-dire liées à la qualité des sols et au climat — typiques du climat océanique, indispensables à sa culture. Le lin est une plante adaptée aux terres maritimes de l’Ouest européen, critère de choix pour une mode européenne bas-carbone.

 

Lin : textile bas carbone ?

En plus d’être une fibre locale, le lin est également une culture relativement peu gourmande en ressources naturelles : la plante ne nécessite pas d’irrigation et un faible usage d’intrants[2]. D’un point de vue agronomique, il aide à préserver la qualité des sols en favorisant la rotation des cultures. 

Cependant, sa culture reste délicate et soumise aux aléas climatiques, notamment aux épisodes de chaleur intense suivis de fortes pluies. Ces conditions perturbent son cycle de croissance et peuvent altérer directement la qualité de la fibre. 

Après sa récolte, le lin passe par plusieurs étapes de transformations avant de devenir fil, puis tissu ou tricot :

Après avoir fleuri, le lin est arraché, puis laissé au sol pour le rouissage. Il s’agit de la première opération de transformation naturelle de la plante, favorisée par l’alternance de soleil et de pluie. Les micro-organismes présents sur le sol décomposent la pectose, libérant ainsi les fibres. Mais cette étape clé dépend également des conditions météorologiques : des périodes prolongées de sécheresse ou l’absence de pluie peuvent compromettre le bon déroulement du rouissage et altérer la qualité finale.

Vient ensuite le teillage : cette étape mécanique sépare les différents éléments de la plante. Les fibres longues sont destinées au textile, tandis que les fibres courtes sont utilisées pour l’ameublement ou la papeterie. Les graines servent à produire de l’huile ou des semences, et les anas -le bois dans la tige-  trouvent des applications en jardinage ou pour les litières animales. L’intégralité de la plante est donc valorisée, faisant du lin une fibre zéro déchet.

Grâce à ces savoir-faire agricoles et industriels, le processus de transformation du lin reste naturel et mécanique, donc relativement peu gourmand en ressources et peu énergivore, en comparaison à la production de coton conventionnel ou de fibres synthétiques. 

Ainsi, par rapport à d’autres fibres textiles – synthétiques, artificielles ou naturelles – le lin européen se distingue ainsi par sa faible empreinte carbone, environ 75% inférieure à celle du coton conventionnel. En effet, la culture du coton requiert une forte consommation d'eau, ainsi que l'utilisation d'engrais et de produits phytosanitaires. Quant aux fibres synthétiques, dérivées du pétrole, leur production génère des émissions importantes de gaz à effet de serre.

Impact carbone de quatre matières textiles incluant uniquement les émissions liées à la production de la fibre[3] (kgCO2e/kg).
 

Source : Ecoinvent

Au-delà de ses qualités agronomiques et environnementales, le lin offre également d’excellentes propriétés textiles. Respirant et thermorégulateur, il s’adapte aussi bien aux saisons chaudes qu’aux saisons froides. À la fois rigide et léger, il résiste bien à l’étirement, garantissant une grande durabilité, en témoignent les draps en lin transmis de génération en génération. 

Sur le plan esthétique, le lin se distingue par son irrégularité et son aspect flammé[4]Emma Bruschi, artisane et designeuse, nous a accordé un entretien pour nous expliquer pourquoi elle aimait travailler le lin, au-delà de ses qualités environnementales. Elle nous a confié qu’elle appréciait particulièrement cette matière pour « ses tissages assez granuleux, texturés », « un peu épais », et « ce fil pas trop lisse, un peu gratté ». Le lin possède donc une esthétique unique, qui contribue à son attrait. 

Ces propriétés textiles et ses qualités agronomiques et environnementales expliquent l’engouement croissant pour le lin, tant auprès des consommateurs que des marques textiles. Cette forte demande s’est traduite par une augmentation des surfaces européennes cultivées de plus de 120 % entre 2014 et 2024[5]. Cependant, si l’amont de la filière linière est européen, en faisant une fibre de choix pour les marques voulant s’inscrire dans une démarche locale, aujourd’hui la transformation du lin de la fibre en fil est majoritairement asiatique.

De la fibre au fil : le lin, une matière majoritairement transformée en Asie

Actuellement, environ 90 % du lin européen teillé est exporté en Asie pour l’étape de la filature, dont 80 % en Chine et 10 %  en Inde. Avec une soixantaine de filatures, la Chine détient l’essentiel de l’outil de transformation du lin à l’échelle mondiale, assurant non seulement la production de fils, mais également les étapes de tissage, de tricotage et de confection quand elles ne sont pas délocalisées dans les pays voisins du Sud-Est asiatique. La matière revient ensuite en Europe, principalement sous forme de produits finis, mais aussi, dans une moindre mesure sous forme de fils ou de tissus/tricots.

Malgré la délocalisation massive vers l’Asie, une offre de filatures européennes a toujours subsisté, représentant environ 7 % des volumes de lin teillé[6]. Aujourd’hui, l’Europe compte une dizaine de filatures, et plusieurs projets d’ouverture sont en cours, notamment au Portugal[7]. Cette présence, bien que minoritaire, répond à une demande croissante pour des circuits de production plus locaux et une traçabilité renforcée. 

Longtemps, l’absence de filatures en France a empêché la production de vêtements en lin 100 % Made in France. Aujourd’hui, plusieurs filatures ont été relancées, en particulier en Normandie avec The French Filature et dans les Hauts-de-France avec Safilin, tandis qu’un projet est en développement en Bretagne[8].

La présence de la filature de lin en Europe et en France permet ainsi de garantir une production de vêtements 100 % locale (Made in France / Made in Europe), en évitant l’exportation de la matière première en Asie pour sa transformation.

C’est un atout majeur pour les marques qui recherchent des matières 100% Made in France, transformées au plus près du lieu où la matière a été cultivée. En effet, on voit émerger une nouvelle génération de créateurs qui repensent la mode et remettent en question le modèle actuel de production, en prônant un changement favorable à une production plus responsable et plus ancrée.

Comment cela se traduit-il d’un point de vue carbone ?

 

Impact carbone d’une chemise de 200 grammes achetée en France sur l’ensemble de cycle de vie du produit en fonction de sa matière première et du lieu de fabrication (kgCO2e/200 grammes).

Source : Ecobalyse, Ecoinvent 

Ce graphique, comparant quatre chemises dont l’une est en coton et les autres en lin européen, prouve que la chemise en lin européen transformée en France est la meilleure alternative d’un point de vue carbone, avec une empreinte carbone réduite de 71 % par rapport à une chemise en lin européen transformée en Chine.

En revanche, contrairement aux idées véhiculées par certaines marques de la fast-fashion, une chemise en lin européen n’assure pas nécessairement un faible impact carbone, car une transformation dans un pays au mix énergétique élevé, comme la Chine, peut considérablement augmenter les émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, le sourcing de matières premières locales doit être associé  à une fabrication, du fil à la confection, dans un pays ayant un mix énergétique bas-carbone, tel que la France, pour garantir une diminution réelle de l’empreinte carbone du produit.

Exploiter le potentiel créatif du lin pour sécuriser les filières locales de production

Bien que le lin bénéficie d’un regain d’intérêt pour ses qualités écologiques et sa production européenne, il reste une fibre marginale dans l’industrie textile, représentant moins d’1 % des fibres produites dans le monde[9]. Sa disponibilité est soumise à de fortes fluctuations, lors de la culture et du rouissage, influencées par des aléas climatiques qui impactent directement les récoltes et la qualité de la fibre. Cette volatilité entraîne une instabilité des prix, rendant le lin plus coûteux que d’autres fibres naturelles comme le coton, qui constitue environ 25% des fibres textiles mondiales[10]. Ce coût est d'autant plus marqué lorsque la transformation de la fibre reste localisée en Europe, où les standards de production et les coûts de main-d’œuvre sont plus élevés.

Cette rareté et ce prix élevé impliquent un impératif : convaincre par son potentiel créatif pour justifier un positionnement haut de gamme et donc pérenniser la demande en lin européen, transformé localement.

Le lin peine encore à s’imposer dans l’univers de la mode, freiné par une image trop ancrée dans la saisonnalité et le style décontracté. Associé aux chemises légères et aux robes d’été, il souffre de son aspect naturellement froissé et flammé, qui, bien que distinctif, peut être perçu comme une contrainte esthétique. Lors de nos échanges avec différents acteurs du secteur textile, plusieurs ont souligné que cette forte identité visuelle pouvait freiner son adoption : certaines marques redoutent que la matière prenne le pas sur le design. Par ailleurs, son image rustique et naturelle le confine à un registre brut, certains le jugeant moins “élégant” que d’autres fibres dites “nobles”. 

Pourtant, le lin possède un potentiel créatif à exploiter pour étendre son impact bas-carbone dans le secteur de la mode. L’innovation textile permet aujourd’hui de repousser ses limites : la maille de lin ouvre la voie à des pièces plus souples comme les tee-shirts ou pulls, tandis que les mélanges avec des fibres comme la laine recyclée lui confèrent de nouvelles textures et une plus grande adaptabilité saisonnière. Ces évolutions offrent au lin la possibilité de se réinventer, de s’éloigner de son image traditionnelle pour conquérir de nouveaux segments, y compris le prêt-à-porter haut de gamme et les collections hivernales.

Sa démocratisation passera par cette exploration créative, un levier essentiel pour révéler tout son potentiel et encourager son intégration durable dans les collections.

Conclusion

Malgré un attrait croissant, le lin demeure une fibre marginale dans l’industrie textile. Pourtant, dans un contexte de transition vers une mode plus durable, il conserve une place stratégique aux côtés d’autres fibres naturelles comme le chanvre. Son faible impact environnemental en fait un atout pour une industrie bas-carbone, à condition que sa transformation reste locale et peu émettrice. L’avenir du lin repose donc sur une double dynamique : la relocalisation des étapes de transformation pour limiter son impact carbone et une approche créative et innovante pour séduire les marques et élargir ses usages.


Luxe & Retail
Carbone 4 Conseil
Luxe & Retail
Auteurs & autrices
Portrait de Valentine Pierre
Valentine Pierre
Consultante